PORTRAIT. Marie-Anne Cambon, la tête et le cœur dans les abysses

10/03/2024

9 minutes

Pour tout le monde

portrait

« Femmes océanographes » (9/13). Elles ont fait de locéan leur objet d’étude, parfois même leur principale préoccupation. Physiciennes, chimistes, géologues ou biologistes, elles contribuent toutes à améliorer la connaissance du milieu marin. Océans connectés part à leur rencontre à travers la France.

Marie-Anne Cambon, microbiologiste à l’Ifremer, est spécialiste des grands fonds. Depuis 25 ans, l’océanographe s’intéresse aux écosystèmes peuplant les abysses et particulièrement ceux associés aux sources hydrothermales.

Par Marion Durand.

La première fois qu’elle s’est installée dans la petite sphère du sous-marin Nautile, Marie-Anne Cambon a ressenti un mélange d’appréhension et d’excitation. En 1999, au beau milieu de l’océan Pacifique, l’océanographe s’apprête à découvrir un autre monde : les abysses. « Cette toute première plongée, je l’attendais depuis si longtemps, se souvient-elle. Quand la porte du sous-marin se referme, on entend un ‘clac’ puis le silence. Il n’y a plus un bruit. Le sous-marin entame alors sa descente vers les profondeurs et on est émerveillé par ce que l’on voit à travers le petit hublot. » Si la chercheuse est aujourd’hui rodée à l’exercice, après dix-sept plongées, le voyage est toujours un moment hors du temps.

« Quand le sous-marin arrive au fond, on allume les projecteurs et c’est un spectacle incroyable et coloré. Le cuivre, le fer et le souffre rejetés par les sources hydrothermales donnent des couleurs époustouflantes : du bleu-vert, de l’orange, de l’or ou du rouge, décrit la chercheuse. On se sent tout petit et très humble face à ces impressionnants systèmes hydrothermaux autour duquel gravite tout un ensemble d’écosystèmes. »

Dans les tréfonds de l’océan, entre 3 000 et 6 000 mètres de profondeur, une biodiversité insoupçonnée s’est adaptée à des milieux qu’on croyait déserts il y a encore quelques décennies. Marie-Anne Cambon cherche à comprendre comment cette faune diverse et abondante vit dans le noir absolu, sous pression et malgré les émanations de gaz toxiques et de métaux lourds qui s’échappent du manteau terrestre. « Dans les grands fonds, la photosynthèse n’existe pas puisqu’il n’y a pas de lumière. Les animaux vivent grâce à la chimiosynthèse : à la place de la lumière c’est la chimie apportée par les fluides hydrothermaux qui nourrit des micro-organismes qui eux permettent aux animaux de s’installer près de ces geysers sous-marins », détaille la microbiologiste du département d’études des écosystèmes profonds de lIfremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer). Pour s’adapter à cet environnement extrême, cette faune des profondeurs a établi une symbiose étroite avec les communautés microbiennes.

Marie-Anne Cambon dans le sous-marin Nautile © Ifremer

Les mystères des petites crevettes des abysses

Depuis 2014, l’océanographe dirige les campagnes BICOSE (Biodiversité, interactions, connectivité et symbioses en milieux extrêmes) menées le long de la dorsale médio-Atlantique pour comprendre la formation des écosystèmes présents dans les grands fonds marins. La dernière expédition en mer, BICOSE 3, a eu lieu en octobre dernier à bord du Pourquoi pas ?, navire de la flotte océanographique française. Une trentaine de scientifiques de différents laboratoires français ont pris part à cette expédition. « L’objectif était de mieux comprendre la continuité qu’il y a entre les sites actuels de sources hydrothermales à très hautes températures et les sites fossiles qui ont plus de 100 000 ans », précise la cheffe de mission.

Dans les plaines abyssales, la diversité biologique est plus importante mais les espèces sont moins nombreuses. « On croise des poulpes, des crabes, des poissons de profondeurs, des concombres de mer », cite la spécialiste. À proximité des zones de points chauds géologiques, anémones, galathée, poissons, copépodes ou gastéropodes vivent dans un gradient allant de 3 à 30 degrés selon la proximité des sources hydrothermales dont le fluide, lui, avoisine les 400 degrés. Marie-Anne Cambon sintéresse particulièrement à une espèce qu’on retrouve près des sources d’eau chaude : une petite crevette nommée Rimicaris exoculata. Ce petit crustacé, présent sur 8 000 kilomètres nord sud de la dorsale médio-Atlantique, héberge à l’intérieur de sa carapace, dans son estomac et dans son tube digestif des communautés microbiennes. Son importante capacité de dispersion en fait un modèle d’étude idéal. « En tant que chercheur, on ne peut pas étudier beaucoup de modèles, on concentre souvent nos recherches sur une espèce en particulier. Cette crevette a une complexité microbiologie très intéressante, elle est présente en grand nombre et on peut aussi la remonter en surface pour l’analyser. »

« Ces réservoirs biologiques doivent nous inspirer »

L’océan profond représente le plus grand écosystème de la planète mais il reste peu connu car son exploration est difficile. Pourtant, nous avons tant à apprendre de lui. « Les écosystèmes profonds se sont adaptés à des environnements extrêmes, ils ont des capacités biologiques incroyables, nous n’avons pas d’équivalent en surface ou sur la terre. Ces réservoirs biologiques doivent nous inspirer », insiste l’océanographe. Ces espèces ont en effet développé au cours de l’évolution différentes stratégies pour survivre dans des conditions difficiles, leur résilience ouvre de nombreux champs d’études pour la médecine, la technologie ou pour faire face au changement climatique. Les grands fonds jouent aussi un rôle non négligeable dans la pompe à carbone océanique en séquestrant une partie du CO2.

Si les grands fonds attirent les scientifiques, ils ne sont pas les seuls à s’y intéresser. Les industriels rêvent d’exploiter les millions de tonnes de métaux précieux qui gisent dans les grands fonds sous forme d’or, de cuivre, d’argent ou de cobalt. Pourtant, leurs exploitations pourraient causer des dégâts irréversibles sur la biodiversité marine. « Ces environnements subissent déjà une pression anthropique non négligeable, s’inquiète la chercheuse en écologie microbienne. Quand les grands fonds restaient un mystère, on pouvait dire qu’on ne savait pas. Aujourd’hui, on commence à connaître ces écosystèmes profonds, faire quand même serait criminel »

Des crevettes Rimicaris exoculata observées lors de la campagne BICOSE 2014, sur le site Snake Pit à 3600 mètres de profondeur © Ifremer, Bicose

« En science, on ne peut pas faire de généralité »

Marie-Anne Cambon porte aussi le projet LIFEDEEPER, pour développer de nouvelles approches afin de mieux connaître les fonds marins et ainsi pouvoir les protéger. « La connaissance des profondeurs est un défi majeur. Les politiques et le grand public commencent à prendre conscience de l’impact de nos activités sur la mer et le littoral car on voit les déchets arriver, des animaux mourir ou l’eau se réchauffer. Les grands fonds, c’est loin et obscure ». L’océanographe milite pour faire entrer les profondeurs dans les manuels scolaires.

Dans ce nouveau projet, un important volet est consacré à la vulgarisation scientifique à destination des politiques. « Nous devons faire comprendre que le temps de la science n’est pas le temps de la politique ou de l’industrie, insiste la microbiologiste. Même au bout de 10 ans d’études sur une zone, on ne peut pas répondre de façon catégorique ‘si on fait ça il se passera ça, si on enlève ça il se passera ça’. Le temps de la science est lent : on répète les expériences, on retourne en mer, on récupère d’autres prélèvements pour être sûrs de ce qu’on a observé de façon ponctuelle pendant trente jours sur une année. En science, on ne peut pas faire de généralité. »

Pour elle, les océanographes doivent endosser ce rôle de médiateur et sortir leurs études des laboratoires. « Plus on parlera de nos recherches plus elles seront comprises et c’est seulement à cette condition que les politiques et le grand public comprendront, comme nous, pourquoi il est urgent de les préserver ».

En vidéo sur les réseaux sociaux, au micro des radios nationales comme devant une classe de collégiens, Marie-Anne Cambon s’attache à partager ses recherches pour faire connaître l’océan profond. L’océanographe et maman d’une jeune fille mise tout sur la jeunesse : « Ce sont les adultes de demain, c’est à eux que je veux parler ! »

Marie-Anne Cambon dans le laboratoire du département d’études des écosystèmes profonds de l’Ifremer © Marion Durand

 

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