PORTRAIT. Karina von Schuckmann, « l’océan est une sentinelle du réchauffement global »

12/04/2024

9 minutes

Pour tout le monde

portrait

« Femmes océanographes » (10/13). Elles ont fait de locéan leur objet d’étude, parfois même leur principale préoccupation. Physiciennes, chimistes, géologues ou biologistes, elles contribuent toutes à améliorer la connaissance du milieu marin. Océans connectés part à leur rencontre à travers la France.

 Karina von Schuckmann, océanographe experte dans la relation océan-climat à la direction scientifique de Mercator Ocean, s’intéresse au déséquilibre énergétique de la Terre et a mis en lumière les incroyables capacités de stockage de l’océan.

par Marion Durand

Si on en sait un peu plus sur le rôle essentiel que joue locéan dans le changement climatique, c’est en partie grâce à elle : Karina von Schuckmann. L’océanographe d’origine allemande s’intéresse aux interactions entre locéan et le climat. Ses travaux, qualifiés de « révolutionnaires » par ses pairs, ont permis de quantifier l’état actuel et les perspectives futures du réchauffement climatique. Elle s’intéresse particulièrement au déséquilibre énergétique de la Terre : « Dans des conditions normales et non perturbées, la Terre renvoie vers l’espace la même quantité d’énergie qu’elle reçoit du soleil, ce qui donne un quasi-équilibre entre l’énergie entrant dans le système climatique terrestre par le rayonnement solaire et l’énergie sortante. Mais aujourdhui, avec le changement climatique, il y a moins d’énergie qui quitte la Terre. Ce surplus de chaleur s’accumule et réchauffe locéan, l’atmosphère et fait fondre la glace ».En novembre dernier, l’océanographe a reçu le Prix Gérard Mégie de lAcadémie des sciences pour ses recherches sur le sujet.

Si les travaux de Karina von Schuckmann sont novateurs, cest parce quils ont permis de quantifier le réchauffement cumulatif dans toutes les composantes du système terrestre. « 90 % de cette énergie excédentaire est stockée dans les océans, 5 % dans les continents, 1 % dans l’atmosphère et 4 % ont provoqué la fonte de la cryosphère. »

Une étude publiée dans le journal Earth System Science Data a montré qu’au cours des quinze dernières années, la chaleur accumulée a augmenté de près de 50 % par rapport à celle accumulée au cours des 50 dernières années. Ce réchauffement a entraîné par exemple une hausse du niveau de la mer, des modifications des structures de circulation océaniques et atmosphériques, ainsi que des effets négatifs sur les écosystèmes marins. « Cette publication pose beaucoup de questions sur la surveillance du climat car il est important de clarifier des mesures d’adaptation pour anticiper les changements qui seront déclenchés par ce surplus. »

Lorigine de cet excès de chaleur est clairement attribuée aux activités humaines, les émissions anthropiques (gaz à effet de serre, aérosols et leurs précurseurs) ont entraîné un réchauffement planétaire sur plusieurs décennies, provoquant ce déséquilibre dans le bilan énergétique de la Terre. Karina von Schuckmann milite pour une « prise en compte de ce déséquilibre énergétique dans le bilan mondial de l’accord de Paris », car aujourd’hui, les objectifs de l’accord signés en 2015 ne le prennent pas en compte. Pourtant, il est « l’indicateur climatique mondial le plus fondamental que la communauté scientifique et le public peuvent utiliser pour mesurer la capacité du monde à maîtriser le changement climatique anthropique ».

Karina von schuckmann © Marion Durand

Coautrice du rapport du Giec

« L’océan est une sentinelle du réchauffement global. Si la Terre se réchauffe, l’océan se réchauffe. On sait que les températures augmentent de la surface aux profondeurs. L’objectif de nos recherches est de comprendre si ce réchauffement s’accélère et à quelle intensité », détaille la scientifique.

Karina von Schuckmann travaille depuis huit ans au Mercator Ocean International, un centre d’analyses et de prévisions océaniques basé à Toulouse et spécialisé dans la préservation des océans et l’utilisation durable de ses ressources.

En plus de la recherche, cette experte de l’interaction océan-climat, y assure des missions de coordination scientifique. Elle dirige notamment la rédaction du rapport Copernicus sur l’océan, réalisé dans le cadre du Copernicus marine Service, un programme européen de surveillance de l’océan qui fournit des données gratuites et ouvertes à destination des scientifiques, des décideurs et du grand public. Chaque année, cette publication livre une vue d’ensemble de l’état, de la variabilité et du changement de l’océan mondial. Karina von Schuckmann coordonne sa rédaction qui rassemble pas moins de 150 chercheurs internationaux.

Le prochain rapport, dont la sortie est prévue en septembre 2024, comptera un nouveau chapitre consacré aux indicateurs océaniques. « Ce sera une photographie de l’état de l’océan. On aura des informations diverses, réactualisées chaque année, sur la température de surface, l’état de la glace de mer, lacidification de locéan, la variabilité océanique, la circulation mondiale, etc. », décrit la physicienne.

 Autrice principale du premier chapitre du rapport spécial du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sur l’océan et la cryosphère, Karina von Schuckmann a aussi rédigé la section consacrée aux océans dans le sixième rapport d’évaluation, publié en 2021. La chercheuse a aussi contribué au rapport mondial COI-UNESCO sur l’océanologie et a contribué à la déclaration de l’Organisation météorologique mondiale sur le climat en 2019. À seulement 46 ans, l’océanographe mondialement reconnue a été intronisé à l’Académie européenne des sciences.

Pour sensibiliser les politiques comme le grand public, la physicienne est sur tous les fronts. Elle participe depuis plusieurs années aux différentes COP ou à des conférences à la Monaco Ocean week, prend part à des réunions pour la préparation de la Conférence des Nations Unies sur l’océan, un rendez-vous majeur qui aura lieu à Nice en 2025. « Mon rôle est d’améliorer les connaissances scientifiques et de les partager avec les politiques, les décideurs et le grand public. L’océan joue un rôle fondamental, non seulement pour le climat mais aussi pour la société. Il nous indique les prochaines étapes que nous allons vivre avec le réchauffement climatique »

De Kiel à Brest

La jeune Karina grandit dans la Moselle allemande, à Maring-Noviand. C’est dans ce petit village, loin de la mer, qu’elle choisit de consacrer sa vie à la recherche marine. « D’où vient cette passion ? Je ne sais pas. De l’intérieur je pense, j’ai toujours été fascinée par l’océan ».

Elle découvre l’océanographie par hasard, au cours d’un entretien post-bac avec l’organisme en charge de l’emploi en Allemagne. « J’ai passé un test d’orientation, selon le résultat je devais être commissaire de police, rigole-t-elle. Mais c’est dans cette agence que j’ai découvert une petite affiche sur le métier d’océanographe. Je me suis informée, j’ai acheté un livre sur le sujet et j’ai adoré ». Elle poursuit des études de physique et de mathématiques à l’Université Christian-Albrechts de Kiel, au nord de l’Allemagne, et se spécialise en troisième année en océanographie physique. Dans le cadre d’une thèse sur la variabilité intrasaisonnière dans locéan Atlantique tropical, elle rejoint le GEOMAR, un institut océanographique allemand mais quitte rapidement l’Outre-Rhin pour la France.

La jeune chercheuse rejoint l’Hexagone en 2007, direction la pointe bretonne. À Brest, l’océanographe intègre l’Ifremer pour travailler sur la variabilité globale des océans grâce aux toutes nouvelles données récoltées par les flotteurs Argo. « Je ne pensais pas rester longtemps ici, finalement je suis tombée amoureuse de la France et jai tout fait pour rester », confie-t-elle. Elle travaille ensuite à l’Institut méditerranéen d’océanologie de l’Université de Toulon. Aujourd’hui, Karina von Schuckmann apprécie la vie toulousaine et ne compte pas quitter la ville rose. Mère de deux enfants de 10 et 13 ans, elle se rend dans les écoles du département pour sensibiliser les plus petits à la protection des océans. « Les jeunes sont conscients du problème, ils comprennent les enjeux. Dès que j’ai l’opportunité de partager des informations sur l’océan, je le fais, c’est aussi notre rôle en tant qu’océanographe. »

 

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