PORTRAIT. Sabrina Speich, océanographe : « Je n’ai pas peur de me battre pour le climat »

10/11/2023

8 minutes

Pour tout le monde

portrait

« Femmes océanographes » (5/13). Elles ont fait de locéan leur objet d’étude, parfois même leur principale préoccupation. Physiciennes, chimistes, géologues ou biologistes, elles contribuent toutes à améliorer la connaissance du milieu marin. Océans connectés part à leur rencontre à travers lHexagone.

Sabrina Speich étudie la dynamique des océans et leur rôle dans le réchauffement climatique. Depuis le début de sa carrière, dans les années 1990, la physicienne a vécu trois décennies de révolution océanographique.

Par Marion Durand.

Lorsqu’on écrit « Sabrina Speich » dans un moteur de recherche en ligne, les résultats s’étalent sur plusieurs pages. Qu’une femme océanographe jouisse d’une telle notoriété, même si on n’atteint pas la côte de la militante écologiste Greta Thunberg, est assez rare pour être souligné.

Sur la toile, on découvre qu’elle répond aux questions d’un journaliste sur la météo ; participe à une rencontre avec des enfants de 13 à 18 ans organisée par la Fondation Tara ; décortique le dernier rapport du Giec pour les auditeurs de France Inter et anime même un « cours de rattrapage » sur un média européen. Toute occasion est bonne pour sortir les sciences de la mer de la confidentialité.

Sabrina Speich est professeure au département de Géosciences de l’École Normale Supérieure (ENS-PSL) et chercheuse au Laboratoire de météorologie dynamique. C’est là-bas qu’on la rencontre, dans son bureau donnant sur les toits de Paris.

« QUAND ON DÉFEND UNE CAUSE, IL FAUT LE FAIRE JUSQU’AU BOUT »

Après deux heures passées avec elle, on retient surtout que Sabrina Speich est une océanographe engagée et une vulgarisatrice hors pair, ce qui lui vaut sans doute le qualificatif de « spécialiste » utilisé fréquemment pour la décrire. Son engagement en faveur du climat dépasse largement le cadre professionnel. « Je n’ai pas peur de me battre pour le climat, d’ouvrir ma bouche pour dire les choses. Ça fait partie de notre métier, il faut parler du réchauffement climatique », considère-t-elle.

En juillet dernier, elle n’a pas hésité à boycotter le Nice climate Summit, lors duquel elle devait participer à des tables rondes. L’événement, censé porter les enjeux climatiques, était organisé en partenariat avec le géant TotalEnergie. « C’est réellement du greenwashing, tempête la climatologue. Ce n’est pas normal, quand on défend une cause, il faut le faire jusqu’au bout ! »

Sabrina Speich étudie la dynamique des océans et leur rôle dans le changement climatique. © Marion Durand

Sabrina Speich est océanographe physicienne, elle étudie la dynamique des océans et leur rôle dans le changement climatique. « Je cherche à comprendre comment les océans digèrent le surplus de chaleur et de carbone », vulgarise-t-elle. En effet, les océans absorbent plus de 90 % de l’excédent de chaleur générée par laugmentation de la concentration des gaz à effet de serre, due aux activités humaines, tandis que seulement 1 % de ce surplus se retrouve dans latmosphère. Mais cette capacité à stocker n’est pas sans conséquence : elle provoque un réchauffement des eaux marines, ce qui influence les propriétés et la dynamique de l’océan, son volume, ses échanges avec latmosphère et les habitats des écosystèmes marins.

« CE QU’ON A ACQUIS DEPUIS 30 ANS EST FONDAMENTAL »

 Après avoir obtenu un master de physique à l’Université de Trieste en Italie, la chercheuse germano-italienne entame un doctorat à l’Université Pierre et Marie Curie, aujourd’hui Sorbonne Université. Physicienne de formation, elle met un pied dans locéanographie en sintéressant aux phénomènes de circulation de la mer en Méditerranée. « Quand j’ai commencé mon idée était de marier la physique et mon amour pour l’océan, dans l’espoir de participer à des expéditions. Très vite, dans ma vie de chercheuse, j’ai été confronté au problème du changement climatique. »

Dans les années 1990, l’océan est alors une vaste étendue remplie de mystères. Une première grande expérience se lance en même temps que la carrière de la jeune scientifique : la World Ocean Circulation Experiment (expérience mondiale de la circulation océanique). Elle fournira la première étude mondiale complète des propriétés physiques des océans. « On commençait tout juste les mesures par bateaux et la mise à l’eau des premiers flotteurs profonds », se souvient-elle.

C’est aussi le temps des premiers satellites mesurant le niveau de la mer. En 1992, le satellite franco-américain Topex-Poseidon livre les premières mesures précises des courants et des niveaux océaniques. « Pour moi, c’était un moment incroyable. J’ai vécu l’épopée de l’océanographie, on est passé d’une vision très partielle de l’océan à une vision globale ». Sabrina Speich est un maillon de cette révolution scientifique. « Ça me semble être hier, je suis encore émerveillée de cette évolution. Ce qu’on a acquis depuis 30 ans est fondamental, c’est la base de la recherche actuelle ».

 

Sabrina Speich à bord du navire océanographique Marion Dufresne II en février-mars 2008. © Philippe Le Bot, LOPS, Ifremer.

LES HOMMES POLITIQUES, DES « PRÉTENTIEUX IGNORANTS »

Comme la plupart de ses collègues, Sabrina Speich est inquiète. « Depuis quatre ans j’ai du mal à dormir, je vois une accélération des événements extrêmes. Il faut dire que les scientifiques du climat ne vont pas bien, de nombreux collègues ont des retours agressifs lorsqu’ils prennent la parole au sujet du changement climatique. »

L’inaction politique n’est pas d’ordre à la rassurer. Agacée, l’océanographe pointe du doigt l’État. « Je les appelle ‘les prétentieux ignorants’ car ils pensent que la technologie va résoudre le problème. Ils ont tort de croire que ce n’est pas si grave ». Pour elle, les solutions apportées pour faire face au changement climatique doivent venir avant tout des décideurs. « Les citoyens, les agriculteurs, les collectivités territoriales font face à des phénomènes de sécheresses longues, de précipitations violentes et destructrices, à une érosion intense du littoral ou à des inondations répétées. Mais ils sont laissés seuls face à ces problèmes angoissants. »

La climatologue est, depuis longtemps, investie dans des comités des Nations Unies qui coordonnent l’observation du climat et des océans. Elle copréside le programme Ocean Observation Physics and Climate panel (OOPC) sous l’égide des Nations Unies et de lOrganisation Météorologique Mondiale.

Elle se souvient de l’époque où les données, méthodes et modèles étaient gardés secrètement au sein des laboratoires, voire des équipes disciplinaires. « La donnée océanographique est à présent ouverte et accessible à tous les chercheurs. En 30 ans, j’ai assisté à la création d’une grande communauté océanique »

Sabrina Speich (droite) intervient lors de la COP27 à Sharm El Sheik (Égypte) sur le nouveau Plan d’Implementation du Global Climate Observing System. © Anthony Rea, OMM.

ENSEIGNER POUR TRANSMETTRE L’URGENCE

Lorsqu’elle n’a pas les mains dans la donnée, Sabrina Speich se tient devant ses élèves. Elle enseigne les sciences de l’océan, de l’atmosphère et du climat à l’École normale supérieure (ENS) et à SciencePo. « Ce sont des jeunes (à Sciences Po) qui ne connaissent rien ou presque aux sciences mais ils veulent comprendre le changement climatique. » Depuis la rentrée, 208 étudiants suivent le cours dispensé par l’océanographe, ils n’étaient que 100 la première année. « C’est incroyable car ils sont très enthousiastes malgré des cours très scientifiques et denses ». Pour elle, cet intérêt prouve que « la société prend conscience de l’ampleur du problème».

À 59 ans, Sabrina Speich veut se délester des responsabilités qu’elle a longtemps acceptées en plus de ses fonctions d’enseignante-chercheuse. Ancienne directrice des études du département géosciences à l’ENS, elle a plusieurs fois été approchée pour prendre la tête de ce département. « J’ai participé pendant 20 ans au Conseil national des universités, codirigé une école doctorale et le département de Physique à Brest, j’ai fait partie du conseil scientifique de l’Université de Bretagne Occidentale et de son bureau, j’ai été membre du conseil scientifique du Muséum », énumère locéanographe. À présent, elle préfère se consacrer à la recherche et à l’enseignement au sein de son institution mais aussi auprès de l’ONU et de l’Organisation météorologique mondiale. « La dernière partie de ma carrière, je veux la faire pour la société. »

 

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