PORTRAIT. Marie-Noëlle Houssais : « L’océanographe physicien des pôles est en train de disparaître »

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« Femmes océanographes » (8/13). Elles ont fait de locéan leur objet d’étude, parfois même leur principale préoccupation. Physiciennes, chimistes, géologues ou biologistes, elles contribuent toutes à améliorer la connaissance du milieu marin. Océans connectés part à leur rencontre à travers la France.

Marie-Noëlle Houssais est directrice de recherche CNRS au Laboratoire dOcéanographie et du Climat : expérimentation et approches numériques (LOCEAN). L’océanographe physicienne, spécialiste des régions polaires, s’intéresse au lien entre la cryosphère, l’atmosphère et l’océan.

Par Marion Durand

En cette froide matinée de janvier, nous rencontrons une océanographe qui a jeté son dévolu sur le plus mystérieux et le plus petit des océans de la Terre : l’océan Arctique. Marie-Noëlle Houssais étudie depuis 40 ans la dynamique des océans polaires et tente de comprendre comment ils interagissent avec la banquise, la couche gelée en surface.

Les régions polaires ont toujours fasciné Marie-Noëlle Houssais, plus attirée par le côté désertique que par le vent glacial. Les températures négatives n’ont pourtant jamais repoussé l’océanographe physicienne qui a participé à plus d’une vingtaine de missions pour rejoindre les pôles. La première en Arctique, c’était en 1980. « J’ai embarqué sur un navire norvégien, à bord il n’y avait que des hommes, des pontes de l’océanographie. Moi j’étais encore étudiante et très intimidée. Un journal local, présent pour le départ, avait tenu à m’interroger pour savoir ce que c’était d’être une femme sur un navire », se souvient-elle. La traversée dure des semaines, les conditions de navigation sont rudes et le travail difficile : « On mettait à l’eau une sonde dans un endroit totalement exposé au vent et à la neige. Ce fut une première expérience difficile car j’ai été malade mais très enrichissante sur le plan scientifique. »

Aujourd’hui, le voyage est moins éprouvant mais reste compliqué. Pour une mission de deux semaines dans les eaux antarctiques au large de la Terre Adélie, autre objet de ses recherches, il faut affronter la traversée des 50e hurlants depuis la Tasmanie.

Les chercheurs français sont contraints de créer des partenariats européens ou internationaux pour rejoindre ces régions reculées car la France n’a pas de brise-glace dédié à la recherche, un navire conçu pour naviguer dans des eaux recouvertes de glace. « Les chercheurs polaires sont un peu les autostoppeurs de l’océanographie », regrette la directrice de recherche CNRS au Laboratoire dOcéanographie et du Climat : expérimentation et approches numériques (LOCEAN), une unité mixte de recherche dépendant de quatre tutelles : Sorbonne Université, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et le Muséum national d’histoire naturelle.

Le navire ravitailleur L’Astrolabe navigant dans la banquise au milieu des icebergs au large de la Terre Adelie (© Claudie Marec)

L’Arctique, une région vulnérable 

Si les pôles figurent parmi les moins accessibles du globe, ce qu’il s’y passe n’en est pas moins important. « Les régions arctiques sont indubitablement parmi les plus vulnérables au changement climatique », rappelle Marie-Noëlle Houssais. L’océan Arctique subit de plein fouet les conséquences de ces bouleversements climatiques : augmentation des températures de l’air deux fois plus vite que dans le reste du monde, fonte de la banquise, perte de la biodiversité.

Ces phénomènes sont bien connus mais les interactions entre l’atmosphère, l’océan et la glace de mer restent incertains. « J’essaye de comprendre l’interaction de ces milieux : comment la banquise filtre les effets de l’atmosphère sur l’océan et comment l’océan peut influencer la banquise. »

La physicienne et son équipe ont installé depuis plusieurs années des mouillages équipés de capteurs qui mesurent la température, la salinité et les courants dans la colonne d’eau à l’entrée de l’océan Arctique, au nord du Svalbard. « C’est à cet endroit que les eaux atlantiques, relativement chaudes et salées, arrivent dans l’Arctique, un océan froid et peu salé en surface. L’objectif est de comprendre comment ces eaux contrastées interagissent avec la banquise et créent des épisodes de fontes, y compris en hiver. »

Les données récoltées par ces mouillages français, couplées à celles recueillies sur d’autres sites maintenus par des collègues européens et répartis le long de lArctique, livrent des séries temporelles permettant d’étudier la variabilité de cet océan polaire. « Ce qu’on voit en hiver cest que l’eau sous la glace se réchauffe, lors d’événements très courts, ce nest pas une diffusion continue de chaleur vers la glace mais des épisodes très brefs. Il y a aussi une grande variabilité interannuelle, probablement liée à la variabilité de la glace ».

Suivi en temps réel de l’acquisition d’un profil CTD en baie de Commonwealth, Antarctique, pendant la campagne océanographique ALBION 2008 (© Mickael Beauverger)

Ces informations sont précieuses car l’Arctique reste une région peu échantillonnée. Le suivi des océans polaires est plus difficile car l’épaisse couche de glace en surface ne permet pas une observation depuis l’espace. La télédétection par satellites offre des observations à grande échelle et quasiment en temps réel mais leur utilisation pour les océans polaires est plus difficile. « On observe bien la banquise depuis l’espace mais pour étudier la colonne d’eau dans les pôles, on doit faire appel à d’autres moyens autonomes : des mouillages, qui restent très lourds et très coûteux, ou des flotteurs dérivants, mais ces systèmes autonomes, sous la glace, doivent pouvoir être positionnés et transmettre leurs données. »

Pour récolter davantage de données in situ, il faut envisager un système multi-instrumenté comprenant des bouées disséminées sur la banquise, des plateformes sous-marines équipées de différents capteurs et des sources et récepteurs acoustiques réparties dans l’océan.

« Nous ne savons pas qui prendra la suite  »

Au début de sa carrière, Marie-Noëlle Houssais a beaucoup codé. « Quand j’ai commencé nous étions au tout début de la modélisation océanique, on codait le premier modèle docéan français, ce qui est devenu le modèle Nemo, couplé à la banquise ». À l’aube des années 2000, et après 10 ans de modélisation numérique, la Bretonne d’origine s’est tournée vers l’observation et a participé à six campagnes scientifiques en mer du Groenland avant de mener un projet sur la formation des eaux profondes sur le plateau antarctique au large de la terre Adélie.

Dans un an, sa longue carrière d’océanographe physicienne prendra fin. Mais pas question de raccrocher, la physicienne souhaite poursuivre la recherche en tant que professeur émérite. « Une génération de chercheurs est sur le point de s’en aller et nous ne savons pas qui prendra la suite. En océanographie polaire, surtout en océanographie physique, le recrutement devient un vrai problème. C’est très inquiétant. L’océanographe physicien des pôles est en train de disparaître ! »

Si les candidats ne se bousculent pas, c’est selon elle à cause du manque de moyens : « La France se targue d’être une grande nation polaire mais on manque cruellement de moyens. On alerte depuis des années, si on ne nous donne pas les moyens, on ne formera pas les nouveaux océanographes polaires car s’ils ne peuvent pas aller en mer, ils se dirigeront vers d’autres disciplines. Moins on met de moyens à disposition, moins on suscite d’intérêt pour ces régions ! »

Marie-Noëlle Houssais © Marion Durand

Un point de bascule

Pourtant, les pôles ont plus que jamais besoin qu’on les préserve. L’étendue de la banquise antarctique n’a jamais été aussi faible pour un mois de janvier selon l’observatoire du changement climatique Copernicus. En 44 ans dobservations satellites, la banquise en Arctique a reculé de manière spectaculaire, avec des implications plus globales : « Des études suggèrent que les changements en Arctique peuvent influencer le climat en Europe », alerte Marie-Noëlle Houssais.

La fonte de la cryosphère terrestre, dans laquelle l’océan semble jouer un rôle de plus en plus évident, entraîne inéluctablement une élévation du niveau des mers : « Si la calotte antarctique se déstabilise, plusieurs mètres d’eau seront relâchés ! »

Selon des études récentes, il est possible que les courants de l’océan Atlantique ralentissent à mesure que le climat se réchauffe, ce qui pourrait avoir des conséquences sur les conditions météorologiques mondiales. « La circulation méridienne de retournement atlantique assure une redistribution de la chaleur autour de la planète, elle transporte les eaux chaudes des tropiques vers les pôles. Elle est nourrie par l’eau froide et salée, plus dense, qui plonge en profondeur dans les régions polaires avant d’alimenter la circulation de retour en profondeur. »

Un ralentissement de cette circulation de retournement constituerait un point de bascule, un seuil critique au-delà duquel le  système peut changer de manière irréversible, car il bouleverserait le climat actuel. Face à ces perspectives inquiétantes, « la recherche polaire est essentielle pour anticiper les bouleversements futurs dans ces régions et, au-delà, au niveau planétaire », conclut l’océanographe.

 

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