Pour l’océanographe Herlé Mercier, « L’océan, c’est la mémoire de la Terre »

[Entretien Grand Témoin] – Océanographe physicien, Herlé Mercier est directeur de recherches CNRS au Laboratoire d’océanographie physique et spatiale (CNRS/Ifremer/IRD). Il est aussi le concepteur et premier chef de mission en 2002 du programme Ovide, pour Observatoire de la variabilité interannuelle et décennale, qui décrit et suit le courant nord-atlantique, composante de l’Atlantic Meridional Overturning Circulation (circulation méridienne de retournement Atlantique), courant déterminant pour notre climat tempéré européen.

Les fenêtres du bâtiment du Laboratoire d’océanographie physique et spatiale (LOPS), basé sur le centre Ifremer de Plouzané (Finistère), offrent une vue imprenable sur le goulet de Brest, quoiqu’il soit un peu bouché par la brume en cette fin d’après-midi de début avril. Ici, aux portes de l’océan Atlantique Nord, nous retrouvons Herlé Mercier, océanographe physicien et directeur de recherches CNRS dans ce laboratoire (créé en 2016) composé de chercheurs du CNRS, de l’Ifremer et de l’IRD. Après une thèse soutenue en 1983 et un post-doctorat au MIT à Boston, il y aura passé toute sa carrière, entrecoupée de longs séjours en mer sur les navires océanographiques français, espagnols, américains, ou encore anglais. Herlé Mercier revient ici sur son parcours et nous livre sa vision de l’océan et des changements à venir pour sa discipline.

Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze

Pourquoi avez-vous choisi l’océanographie physique ?

Herlé Mercier : Ayant grandi sur la côte et commencé à faire de la voile très jeune, j’ai développé une attirance forte pour le milieu marin. Et j’adorais la physique. C’est tout naturellement que je me suis inscrit au DEA d’océanographie physique à l’université de Brest. Ça me plaisait, et la passion de la mer m’a conduit à me tourner vers les observations in situ plutôt que la modélisation, pour continuer à pouvoir aller sur l’eau, voir comment l’océan fonctionne réellement.

Dans le cadre de votre recherche, à quels grands programmes avez-vous participé ?

H. M. : Le premier, c’était le World Ocean Circulation Experiment (WOCE), dans les années 1990,  qui nous a permis d’obtenir une première photographie, un peu floue certes, de la circulation thermohaline mondiale [circulation dont les moteurs principaux sont les changements de température et de salinité, qui font s’enfouir ou remonter les masses d’eaux, ndlr]. J’étais responsable de l’expérience Romanche, du nom de la faille de la Romanche (entre 2 degrés Nord et 2 degrés Sud) qui permet la circulation des eaux de fond entre le bassin ouest et le bassin est de l’Atlantique équatorial.

Depuis 2002, je travaille sur Ovide en Atlantique Nord, un grand programme de relevés hydrographiques et des traceurs biogéochimiques [éléments chimiques ou isotopes qui permettent de retracer l’histoire d’un processus (sels nutritifs, oxygène, salinité, chlorofluorocarbures, qui sont des gaz fluorés d’origine anthropique), ndlr] entre le Portugal et le Groenland. Grâce à ce projet, nous observons la variabilité de la circulation méridienne de retournement en Atlantique, l’AMOC, qui fait partie de la circulation thermohaline, et qui est responsable de notre climat tempéré en Europe. Nous suivons aussi le cycle du carbone, pour voir où il est absorbé par l’océan et où il est enfoui, ainsi que les évolutions des propriétés des masses d’eau et la circulation profonde.

En parallèle du programme Ovide, j’ai aussi participé à l’expérience Reykjanes Ridge conduite par Virginie Thierry, dont l’objectif était de regarder comment l’interaction des courants avec la topographie des fonds de la dorsale de Reykjanes, au sud-ouest de l’Islande, modifiait le parcours du courant nord-atlantique, composante de l’AMOC qui fait remonter les eaux chaudes du sud vers le nord. Nous avons mis à l’eau des courantomètres pour deux ans, fait des relevés hydrographiques, afin d’avoir une base de données importantes pour cet endroit précis.

Mise en œuvre lors de la première campagne Ovide, en 2002, de la bathysonde, ou rosette, châssis sur lequel sont fixés des instruments de mesures de CTD (salinité, température, profondeur) ainsi que des bouteilles pour effectuer des prélèvements d’eau à des profondeurs données. Il s’agit de l’un des instruments les plus utilisés pour les océanographes physiciens lors de leurs campagnes in situ. Crédits : Pascale Lherminier/Thalassa

Qu’entendez-vous par « expérience » ?

H. M. : Ces expériences nous permettent de nous concentrer sur un phénomène local. Dans ma démarche de chercheur, cela a toujours été important de combiner des expériences de type observatoire comme Ovide avec des expériences où l’on s’attelait à comprendre un processus, comme la dernière à laquelle j’ai participée, Boundary Layer Turbulence au niveau du bassin de Rockall en Irlande, en collaboration avec la Grande-Bretagne et les États-Unis [MIT, Scrips, Université d’Exeter et le National Oceanography Centre à Southampton, ndrl]. L’objectif était de voir comment les eaux remontent des profondeurs, comment, en somme, cette circulation thermohaline est bouclée : le courant nord-atlantique emmène les eaux vers le nord, au niveau du Groenland, il y a ensuite une plongée d’eaux devenues froides qui, après avoir atteint les profondeurs, sont réexportées vers le sud. Mais où remontent-elles, et par quel mécanisme ? C’était l’objectif à Rockall.

La section qu’étudie le programme OVIDE reprend une section explorée lors du programme mondial WOCE, à la fin des années 1990. C’est là que traverse nombre de courants, à la fois de surface et profonds, composantes de la plus large circulation thermohaline mondiale. Herlé Mercier s’est aussi rendu au nord-ouest de l’Irlande, pour faire des relevés dans le bassin de Rockall, au large de l’Irlande, et a étudié plus précisément les échanges d’eaux profondes aux abords de la faille de Reykjanes. Crédits : H. Mercier, P. Lherminier, F. Fernandez Perez/Ovide/Seanoe

Quels sont aujourd’hui les défis que l’océanographie physique doit relever ?

H. M. : C’est une science jeune : les premières théories qui ont permis de comprendre le pourquoi du comment de certains courants, comme le Gulf Stream, datent des années 1950. Einstein avait déjà découvert la relativité ! Et ce n’étaient encore que des théories : on a pu observer ces courants que quelques années plus tard, grâce aux avancées technologiques. Celles-ci ont été déterminantes pour le développement de l’océanographie physique, notamment dans les années 1990 avec les GPS pour une précision des points de relevés et les premiers satellites qui mesurent la hauteur de la mer, la température ou la production de phytoplanctons, puis le programme des flotteurs profileurs Argo et DeepArgo qui nous permettent d’acquérir de la donnée en continu, et non plus que pendant des campagnes ponctuelles.

Aujourd’hui, l’axe de développement se situe sur les mesures autonomes de biogéochimie : le programme Argo s’en est saisi avec Argo-BGC, pour mesurer l’oxygène, les nutritifs, le pH… Mais il faut aussi former des gens capables d’interpréter ces mesures, de vérifier les éventuelles incohérences dues à un potentiel dysfonctionnement du capteur – dans l’océan il est soumis à de telles pressions, que cela peut arriver –, afin d’obtenir une donnée de qualité. Car c’est ça aussi l’enjeu : garder la qualité des données sur la durée, malgré la masse d’informations que nous acquérons, et que nous acquerrons dans le futur. Ce n’est pas forcément évident, car il faut des financements, notamment.

Le profileur Provor BGC en phase de tests en 2022 au bassin d’essais du centre Ifremer à Plouzané (Finistère). Cette gamme de flotteur profileur du programme Argo est équipée de capteurs pour les paramètres biogéochimiques, dont les mesures autonomes sont un axe de développement important pour l’océanographie physique. Crédits : Olivier Dugornay/Ifremer

Quelle est votre vision en tant qu’océanographe sur l’état de l’océan et sur la réponse humaine actuelle aux défis du changement climatique ?

H. M. : L’océan se réchauffe avec les conséquences que l’on connaît sur la fonte des glaces, les écosystèmes, et les espèces de poissons qui remontent vers le nord. Il absorbe aussi du carbone d’origine anthropique grâce à la circulation océanique : il est donc modérateur du changement climatique. En contrepartie de cette absorption, il s’acidifie et donc il y a urgence de changer notre mode de vie pour aller vers une économie zéro carbone.
Mais je pense qu’il ne faut pas être totalement négatif. Quand je faisais un séminaire il y a dix ans, et que je parlais du changement climatique, il y avait beaucoup de sceptiques dans la salle. Aujourd’hui, la perception a changé, le message disant que l’activité humaine change le climat est passé. Maintenant, on nous dit plutôt : « mais est-ce que vous êtes sûrs que c’est aussi dangereux que ça, est-ce que vous êtes sûrs qu’on ne va pas pouvoir s’adapter ? Êtes-vous sûrs que si on faisait de la géo-ingénierie, ça ne marcherait pas ? » Le discours et les mentalités ont changé, même si ce n’est pas encore suffisant.

Que peut faire un océanographe pour changer les mentalités et pousser à des actions ?

H. M. : Je crois qu’il faut déjà expliquer ce qu’est l’océanographie, et le rôle primordial que joue l’océan dans notre système climatique. L’océan est la mémoire de la Terre. Il stabilise le climat actuel, et cette circulation en Atlantique rend notre climat tempéré sous nos latitudes. Ensuite, nous montrons comment le changement climatique perturbe cet équilibre, et ce qu’il risque d’advenir par exemple en Europe du Nord.

Pour cela, je crois vraiment en la formation, des jeunes chercheurs, des professeurs, des journalistes, des politiques, pour qu’ils prennent conscience, et je crois en l’information du public. Les chercheurs du laboratoire et de l’Institut universitaire européen de la mer accueillent ainsi des professeurs de collège et lycée pour les initier à l’océanographie physique, écrivent des livres et publient dans les journaux de nos disciplines, répondent à des interviews de journalistes, interviennent dans des émissions, et présentent leurs travaux lors des journées des sciences ou les portes ouvertes.