D’un côté, une campagne océanographique intense lancée depuis un mois, qui se concentre expressément sur le lien entre le transport du carbone de la surface à l’océan profond. De l’autre, un site d’observations en plein Atlantique Nord-Est qui, depuis près de 40 années, assure la collecte de données sur le flux de carbone en profondeur. Un cocktail scientifique détonnant et une collaboration gagnante pour mieux comprendre comment l’océan stocke le carbone.
Par Laurie Henry
La problématique du changement climatique et du rôle des océans dans le cycle du carbone est devenue centrale dans les recherches scientifiques contemporaines. Les océans jouent en effet un rôle crucial en absorbant une quantité significative de dioxyde de carbone (CO2) atmosphérique (2,5 gigatonnes par an), et en l’enfouissant vers les plus grandes profondeurs océaniques pour des milliers d’années.
Si ce phénomène naturel a pour effet positif d’atténuer partiellement les effets du changement climatique, les mécanismes complets d’absorption du CO2 atmosphérique par les océans ne sont pas encore totalement compris, et des questions demeurent quant à l’efficacité future de cette pompe océanique de carbone sur une planète de plus en plus chaude.
PAP-SO, un observatoire clé pour le suivi des changements océaniques à long terme
Couvrant une superficie équivalente à environ la moitié de la masse continentale de l’Europe, la plaine abyssale de Porcupine (PAP) est située dans les eaux internationales à proximité de la marge continentale irlandaise. Ses fonds marins sont vaseux et parsemés de collines abyssales, et sa profondeur varie de 4 000 à 4 850 mètres.
Depuis 1985, le centre océanographique anglais du National Oceanography Centre (NOC) maintient le PAP-Sustained Observatory (PAP-SO), un observatoire scientifique fixe situé à une profondeur de 4 850 mètres dans cette région de l’Atlantique Nord-Est.
Institution anglaise de recherche et de technologie en sciences marines basée à Southampton et Liverpool, partenaire de l’Ifremer français et de l’institut GEOMAR allemand, le NOC est également membre du Système européen d’observation de l’océan mondial (EuroGOOS).
Position du site d’observations PAP en Atlantique Nord-Est, opéré par le NOC depuis 1985 ©NOC
Sur ce site du PAP-SO en particulier, le travail du NOC et de ses partenaires se concentre essentiellement sur le transport du carbone. La région du PAP-SO, avec plus de 30 ans de données en série, est l’une des régions les plus échantillonnées au monde en termes de flux de carbone profond. L’observatoire PAP fait partie d’un petit nombre de sites océaniques qui ont réussi à obtenir des séries chronologiques de données à pleine profondeur océanique sur plusieurs décennies, fournissant des informations clés pour l’évaluation du changement à long terme dans l’océan et ses écosystèmes.
Une expédition APERO en quête de compréhension du stockage du carbone dans l’océan
Elle a été lancée le 2 juin dernier en prenant la direction du PAP, et s’achèvera le 17 juillet prochain. Mettant en scène simultanément, et pour 40 jours, les deux navires océanographiques français les plus importants (la Thalassa et le Pourquoi pas?), la mission APERO (Assessing marine biogenic matter Production, Export and Remineralization: from the surface to the dark Ocean) est co-dirigée par des chercheurs du CNRS. Elle vise à approfondir la compréhension du stockage du carbone dans l’océan et plus précisément du fonctionnement de cette « pompe biologique de carbone ».
Les navires océanographiques de la campagne APERO ; le Thalassa (à gauche) et le Pourquoi pas ? © Michel Gouillou ; Nicolas Fromont / Ifremer
L’innovation de cette campagne APERO d’envergure réside dans son approche interdisciplinaire, mobilisant plus de 120 scientifiques de diverses institutions internationales, et dans son utilisation de techniques et d’instruments océanographiques avancés pour recueillir des données précises sur la production, l’exportation et la reminéralisation de la matière biogénique marine.
Identification de possibles virus présents dans les échantillons d’eau prélevés © Simon Rondeau
Un élément clé des recherches menées pendant la campagne APERO sur le site PAP est l’utilisation de « pièges à sédiments ». Ces instruments en forme de cône, placés à 3000 mètres de profondeur dans l’océan, permettent de collecter les molécules de carbone de la surface au fond de la colonne d’eau.
Ces mesures contribuent à mieux comprendre le processus de « pompe biologique » qui permet le stockage du carbone dans l’océan et son enfouissement pour plusieurs milliers d’années dans les grandes profondeurs océaniques grâce au phytoplancton. En effet, lorsque ce phytoplancton, qui absorbe le dioxyde de carbone atmosphérique en surface par photosynthèse, meurt ou est consommé par d’autres organismes marins, le carbone qu’il a absorbé est transformé en particules qui coulent vers les profondeurs de l’océan, contribuant ainsi à stocker le carbone loin de l’atmosphère.
Représentation schématique du réseau trophique illustrant les trois voies d’export de la pompe biologique, leurs processus de régulation et les échelles de temps pour la séquestration du carbone. © Siegel et al., Quantifying the ocean’s biological pump and its carbon cycle impacts on global scales, Ann. Rev Mar. Res., 2022
Le but des scientifiques est de réussir à concevoir un modèle numérique, intégrant les données collectées in situ, qui pourra prédire la zone à la surface de l’océan d’où ces particules de carbone proviennent. En d’autres termes, l’objectif est de mieux comprendre comment, et où, le carbone est absorbé à la surface de l’océan, et surtout à quel endroit il finit par être stocké dans les profondeurs de l’océan. Ces travaux doivent aider à mieux comprendre le rôle crucial que joue l’océan dans la limitation de la quantité de carbone dans l’atmosphère, pour mieux prévoir comment le changement climatique pourrait affecter cette fonction importante de l’océan.
A bord du Thalassa, mise à l’eau du filet Multinet BIONESS, qui possède 9 filets, ouverts à 9 profondeurs différentes et destinés à échantillonner différentes tailles d’organismes avec une très grande précision. © Simon Rondeau
Une collaboration robuste entre APERO et PAP, l’exemple d’une synergie fructueuse entre les programmes de recherche
Les résultats de cette mission APERO devraient donc apporter des informations précieuses. En identifiant les conséquences d’un excès d’absorption de CO2 par les océans, dû au changement climatique, il sera possible de préciser des phénomènes qui y sont liés, en particulier celui de l’acidification des océans et la baisse du pH océanique pouvant affecter la vie marine.
Une collaboration solide entre APERO et la mission JC247 d’observation à long terme de la biogéochimie et des variables écologiques, et a été mise en place. Il s’agira d’une recherche menée par le NOC, axée sur l’observation de l’océan à long terme. Lors de la croisière JC247, un flotteur BGC ARGO a été déployé pour échantillonner la zone un mois avant le début des expéditions APERO. Les données collectées par ce flotteur seront extrêmement précieuses pour la stratégie des prochaines campagnes océanographiques.
L’expédition APERO et l’observatoire PAP-SO représentent deux initiatives majeures qui contribuent à notre compréhension du rôle de l’océan dans le cycle du carbone. La collaboration robuste entre les scientifiques des programmes PAP et APERO offre une merveilleuse opportunité aux chercheurs de travailler sur le terrain et de mieux comprendre les instruments et les données utilisés pour leurs recherches.
Cette collaboration illustre l’importance de l’effort collectif et de la nécessaire synergie entre différentes disciplines et projets pour aborder les défis complexes posés par le changement climatique.
Lien vers le site PAP-SO par le NOC : https://projects.noc.ac.uk/pap/
Liens vers le site de la mission APERO : https://www.aperocruise.fr
Lire le journal de bord de la campagne APERO-2023 : https://www.aperocruise.fr/jdb/