Des scientifiques ont analysé les flux de CO2 entre l’océan Atlantique incluant la mer Méditerranée et l’atmosphère, sur une période de plus de trois décennies de 1985 à 2018. Portant l’objectif d’améliorer les modèles climatiques qui ont tendance à sous-estimer ces flux, cette recherche s’inscrit dans le projet RECCAP2 destiné à évaluer les processus régionaux du cycle du carbone et leurs implications pour le climat global.
par Laurie Henry
En couverture : Lever de soleil sur l’Atlantique. © NASA
Depuis les premières mesures systématiques de la pression partielle de CO2 dans les années 1950, l’importance de surveiller le CO2 marin pour évaluer les échanges entre la mer et l’air a été reconnue. Ces échanges sont essentiels puisque les océans ont déjà absorbé environ un quart du dioxyde de carbone anthropique émis dans l’atmosphère, atténuant ainsi les effets du changement climatique.
Évaluer les flux de CO2 en Atlantique
Aujourd’hui, les mesures des flux de CO2 sont intégrées dans divers programmes de surveillance océanique, tels que les réseaux de bouées océanographiques, les programmes de navires d’opportunité et les stations de séries temporelles eulériennes. Ces dernières suivent l’évolution des conditions en un point fixe au cours du temps, comme la météo d’un lieu. Ces initiatives permettent de recueillir des données essentielles pour comprendre la réponse des océans à l’augmentation des niveaux de CO2 atmosphérique, et prévoir ainsi les impacts futurs sur le système climatique. Le suivi continu et précis de la pression partielle de CO2 à la surface océanique est donc un outil crucial pour les scientifiques et les décideurs politiques.
Une récente étude des flux de CO2 dans l’Atlantique et la Méditerranée, menée par l’Instituto de Investigaciones Marinas en Espagne, le Geophysical Institute de l’Université de Bergen en Norvège, et le Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement en France, fournit des informations précieuses sur les mécanismes de stockage et les échanges de carbone.
L’océan Atlantique joue un rôle majeur dans le cycle global du carbone, agissant comme un puits significatif de CO2. Bien qu’il ne représente que 7% de la surface océanique mondiale, il contribue grandement à modérer l’effet de serre. En effet, il a été estimé que la région nord de l’Atlantique au nord de 50° de latitude nord est l’une des zones les plus intenses de puits de CO2 atmosphérique, lorsqu’on considère le flux par unité de surface. Cette zone absorbe environ 270 millions de tonnes de carbone par an. Les connaissances sur l’Atlantique pourraient permettre de développer des stratégies efficaces de lutte contre le changement climatique.
Méthodologies de modélisation et de mesure du CO2
Les chercheurs ont utilisé deux techniques principales pour estimer les flux et le stockage du CO2 dans l’océan Atlantique et la Méditerranée : les modèles biogéochimiques océaniques mondiaux (GOBMs) et les produits basés sur la pression partielle du CO2 en surface (produits pCO2).
Les GOBMs intègrent des processus physiques, chimiques et biologiques des océans, en utilisant des données atmosphériques et océaniques pour simuler les interactions entre l’océan et l’atmosphère. Ces modèles permettent de prédire les flux de CO2 à l’échelle mondiale en tenant compte des variations temporelles et spatiales.
Les produits pCO2, quant à eux, reposent sur des observations directes de la pression partielle de CO2 à la surface de l’océan. Les auteurs ont utilisé des méthodes d’interpolation avancées pour estimer les concentrations de CO2 dans les zones non échantillonnées, offrant ainsi une couverture quasi globale. Ces produits doivent valider ou non les modèles et fournir des estimations précises des flux de CO2.
Pour la période étudiée, les deux approches ont fourni des estimations globalement cohérentes, bien que les GOBMs aient indiqué une absorption légèrement plus élevée de CO2 (−0,47 ± 0,15 PgC/an) par rapport aux produits pCO2(−0,36 ± 0,06 PgC/an). Cette différence est principalement due à la sous-représentation des dégagements de CO2d’origine terrestre dans les modèles. Les GOBMs ont montré une augmentation de l’absorption de CO2 en lien avec l’augmentation des niveaux atmosphériques de CO2, tandis que les produits pCO2 ont estimé un taux de croissance de l’absorption deux fois plus rapide.
Les divergences les plus marquées entre les deux approches se trouvent au nord de 50°N, une région caractérisée par une grande variabilité saisonnière et interannuelle. Ces différences mettent en évidence la complexité des processus régionaux et la nécessité d’améliorer la représentation des dégagements de CO2 naturels dans les modèles pour obtenir des estimations plus précises et plus fiables des flux de CO2 .
Résultats clés et disparités entre modèles et observations
Les résultats de l’étude montrent donc une absorption moyenne annuelle de CO2 anthropique (Cant) dans l’océan Atlantique de 0,52 ± 0,11 PgC/an entre 1994 et 2007, ce qui est environ 28 % inférieur aux estimations basées sur les observations directes. Cela signifie que les modèles biogéochimiques océaniques (GOBMs) sous-estiment l’absorption de CO2 anthropique par rapport aux mesures observées.
Environ 70% de ce CO2 anthropique est absorbé directement depuis l’atmosphère. Ce processus se produit principalement par dissolution du CO2 atmosphérique dans les eaux de surface de l’Atlantique. Le reste, soit environ 30 %, est importé depuis l’océan Austral par transport latéral. Ce transport est une composante clé de la circulation méridienne de retournement atlantique (AMOC), qui déplace les eaux riches en CO2 depuis les hautes latitudes sud vers l’Atlantique Nord.
Les variations saisonnières et interannuelles des flux de CO2 dans l’Atlantique sont fortement influencées par des modes régionaux de variabilité climatique, tels que l’oscillation nord-atlantique (NAO)*. La NAO affecte les schémas de vent, la perte de chaleur océanique, le mélange vertical et la formation des eaux profondes, modifiant ainsi la capacité de l’océan à absorber le CO2. Pendant les phases positives de la NAO, des vents plus forts et un refroidissement plus intense de l’océan favorisent un mélange vertical accru et une formation plus importante des eaux profondes, augmentant ainsi l’absorption de CO2.
La région subpolaire de l’Atlantique Nord, bien qu’elle ne représente que 15% de la surface totale de l’Atlantique, est particulièrement notable pour son absorption élevée de CO2. Cette région présente également les plus grandes divergences entre les estimations des modèles et les observations, en raison de sa grande variabilité saisonnière et interannuelle.
Les modèles ont du mal à capturer ces variations complexes, ce qui entraîne des différences significatives par rapport aux données observées. Les résultats soulignent alors l’importance de combiner diverses méthodologies pour obtenir des estimations précises et cohérentes. Les travaux futurs devront se concentrer sur l’amélioration de la représentation des flux de CO2 naturels et anthropiques dans les modèles pour affiner ces estimations et mieux prévoir les réponses des océans aux changements climatiques.
* NOA : L’oscillation nord-atlantique (NOA) est une variation climatique qui affecte les conditions météorologiques en Europe, en Amérique du Nord et en Afrique du Nord. Elle se caractérise par des fluctuations de pression atmosphérique entre l’Islande et les Açores, influençant les régimes de vent, de température et de précipitations
Source : F. F. Perez et al., “An Assessment of CO2 Storage and Sea‐Air Fluxes for the Atlantic Ocean and Mediterranean Sea Between 1985 and 2018”, Global Biogeochemical Cycles, 2024