Les fronts océaniques méso-échelles, où se rencontrent des masses d’eau aux propriétés différentes, sont particulièrement importants pour les interactions entre les éléments de l’écosystème marin. Ces structures dynamiques influencent non seulement la distribution spatiale du plancton, mais aussi les cycles biogéochimiques et la productivité océanique. Dans ce contexte, une étude menée par Thelma Panaïotis du National Oceanography Centre de Southampton et ses collaborateurs de la Sorbonne Université et du CNRS au Laboratoire d’Océanographie de Villefranche examine comment un front méso-échelle dans la mer de Ligure affecte la distribution du plancton et des particules au cours de la floraison printanière.
par Laurie Henry
Pourquoi étudier les fronts méso-échelles ?
Les fronts méso-échelles, définis comme des zones de transition entre deux masses d’eau océaniques aux propriétés physiques et chimiques contrastées, sont des phénomènes cruciaux pour comprendre les dynamiques de l’océan et leurs impacts sur la biodiversité marine. Ces fronts peuvent se former à des échelles variant de dix à quelques centaines de kilomètres et sont souvent le site de processus océaniques intensifiés tels que le mélange de nutriments, la stratification de la température de l’eau et la concentration de biomasse.
Ces zones sont également des points chauds pour la production primaire marine, c’est-à-dire la photosynthèse réalisée par le phytoplancton, qui constitue la base de la chaîne alimentaire marine. En conséquence, ils influent significativement sur les cycles de vie et les distributions des organismes marins, depuis les minuscules organismes planctoniques jusqu’aux grands poissons et mammifères marins qui dépendent de ces derniers pour leur alimentation.
Dans ce contexte, l’étude T. Panaïotis et al., 2024 se concentre sur l’analyse détaillée des interactions entre le plancton et ces fronts méso-échelles pendant la période de floraison printanière en mer de Ligure. Située au nord-ouest de la mer Méditerranée, cette mer est bordée au nord par la côte italienne (notamment la Ligurie et la Toscane), à l’ouest par la côte sud-est de la France incluant la région de la Côte d’Azur, et limitée au sud par la Corse.
Cette période de floraison, où l’on observe une croissance explosive de phytoplancton grâce à l’augmentation de la lumière solaire et de la disponibilité en nutriments, est essentielle pour l’écosystème car elle déclenche une cascade d’activités biologiques qui soutiennent toute la chaîne alimentaire marine. Mieux comprendre les mécanismes sous-jacents associés à ce phénomène doit permettre d’anticiper les réponses écologiques aux variations climatiques et environnementales.
Une méthodologie pour surprendre la floraison du plancton
La méthodologie adoptée dans le cadre de cette étude en mer Ligurienne impliquait l’utilisation d’un planeur autonome, le SeaExplorer, équipé d’un profileur de vision sous-marine, l’Underwater Vision Profiler 6 (UVP6). Ce planeur a été déployé pour effectuer des relevés continus sur une période de cinq mois, de janvier à juin 2021, période correspondant à la floraison printanière. L’UVP6, capable de prendre des images en haute résolution, a capturé plus de 1.1 million d’images du milieu marin. Le planeur, programmé pour suivre des transects horizontaux avec une résolution spatiale de 900 mètres entre les points de surface, pouvait plonger à des profondeurs allant jusqu’à 300 mètres, permettant ainsi de couvrir une vaste étendue verticale et horizontale de l’océan.
Les données recueillies par l’UVP6 ont été analysées pour quantifier la concentration et la distribution de différents types de plancton ainsi que des particules marines. Environ 13 000 images de plancton ont été conservées pour analyse après un processus de sélection rigoureux permettant d’éliminer les données non pertinentes ou de qualité insuffisante.
Du plancton dynamique au printemps !
Les résultats de l’étude menée par Thelma Panaïotis et ses collaborateurs ont révélé des variations significatives dans les communautés de zooplancton au cours de la période d’étude, reflétant des changements dynamiques au sein de l’écosystème marin.
Les analyses d’ordination appliquées aux données ont révélé de fortes variations temporelles pendant la floraison printanière, marquées par une succession de différentes communautés zooplanctoniques. En début de période, une augmentation notable de la biomasse planctonique a été observée, coïncidant avec des changements dans l’abondance et la taille des particules marines.
Ces particules, principalement constituées de neige marine, variaient en taille de 80 μm à plus de 2 mm. Ces variations semblent être influencées par le positionnement du front méso-échelle, qui agit comme un régulateur clé dans la distribution spatiale et temporelle des particules et des organismes planctoniques. La relation entre les fronts et la distribution du plancton a été particulièrement évidente.
L’interaction entre des masses d’eau ayant des caractéristiques physico-chimiques distinctes au niveau du front crée des gradients qui augmentent la disponibilité des nutriments dans ces zones de convergence. Cette richesse en nutriments fait des zones frontales des hotspots de productivité biologique, où le phytoplancton, utilisant ces nutriments, prolifère de manière significative. Cette abondance de phytoplancton sert de base alimentaire au zooplancton, qui à son tour se multiplie, enrichissant la chaîne alimentaire marine. Ce processus catalyse non seulement une explosion de la biomasse planctonique, mais influence aussi la reproduction et la survie du plancton, avec des répercussions sur toute la biodiversité marine.
En conséquence, le front dans la mer Ligurienne agit comme un moteur écologique qui orchestre la distribution et l’abondance du plancton, soutenant ainsi les réseaux trophiques marins et augmentant la diversité biologique.
Enjeux futurs
Cette recherche met en lumière le rôle crucial des fronts méso-échelles dans la modulation des dynamiques écologiques des océans. Ces zones de transition ne sont pas seulement des barrières physiques puisqu’elles semblent orchestrer aussi la distribution de nutriments et d’organismes, influençant directement la productivité et la diversité biologique marine.
Par une compréhension approfondie de ces interactions, les scientifiques peuvent mieux anticiper la réaction des écosystèmes marins aux perturbations environnementales, telles que les changements climatiques. Cette capacité de prévision est vitale pour élaborer des stratégies de gestion durable des ressources marines.
De plus, l’utilisation de technologies avancées telles que les planeurs autonomes dans cette étude démontre leur valeur inestimable dans le suivi en continu des variables océanographiques complexes, qui est essentielle pour des données robustes. Ces outils offrent une nouvelle perspective sur les processus biologiques et physiques en mer, marquant une avancée significative dans la recherche océanographique et la conservation marine.
Source : Panaïotis, Thelma et al., “Temporal evolution of plankton and particles distribution across a mesoscale front during the spring bloom”. Limnology and Oceanography, 2024. 10.1002/lno.12566.