Si l’océan est de moins en moins un monde mystérieux, c’est en partie grâce à la Fondation Tara. En vingt ans, les marins et les chercheurs embarqués sur la goélette ont récolté une très grande quantité de données, nous éclairant ainsi sur le réchauffement climatique au pôle Nord, sur les organismes microscopiques ou sur l’état des récifs coralliens. Entretien avec Romain Troublé, directeur général de la Fondation Tara Océan.
Romain Troublé, biologiste, marin, directeur général de la Fondation Tara Océan et président de la Plateforme Océan & Climat répond aux questions de Marion Durand.
Le 13 octobre 2023, la Fondation Tara Océan célèbre ses 20 ans. Comment résumeriez-vous ces deux décennies ?
R.T : Ces vingt ans ont été un long chemin d’apprentissage vers ce qu’est Tara aujourd’hui. On a grandi, beaucoup appris et mené de grandes aventures humaines et scientifiques, avec de l’enthousiasme, de la motivation et parfois des doutes. En 20 ans, mille personnes ont embarqué à bord de la goélette de la Fondation, on a parcouru 580 000 kilomètres, soit 25 fois le tour du monde, fait 250 escales dans 75 pays différents. On en a vu, des paysages !
Tara c’est 20 ans d’actions pour mieux comprendre les océans. Sur le plan scientifique, quels ont été les projets les plus marquants ?
R.T : La mission Tara Arctic, en 2006, est la première expédition d’ampleur. Pendant 500 jours, la goélette a dérivé à travers les glaces du pôle Nord pour mesurer la vitesse du changement climatique en Arctique. À l’époque, on vivait un record de fonte estivale de la banquise, le bateau a dérivé deux fois plus vite que ce que prévoyaient les modèles climatiques. Les onze femmes et hommes embarqués ont relevé des mesures de 3 500 mètres de profondeur à 2000 mètres d’altitude pour alimenter les modèles du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).
Je pense aussi à l’expédition Tara Océan, qui reste la mission de référence de la Fondation. Tara a parcouru toutes les mers de la planète pour découvrir la biodiversité marine et particulièrement le plancton. On a passé quatre ans à s’intéresser à l’invisible. Toutes les équipes qui montaient à bord étaient pleines d’enthousiasme car en étudiant ces organismes microscopiques, on avait l’impression de découvrir un nouveau monde, de nouveaux horizons.
Au fil des missions, vous avez récolté des informations inédites qui ont permis d’en savoir davantage sur l’océan, si vaste et pourtant si mal connu…
R.T : La goélette Tara a en effet récolté beaucoup de données. En 20 ans, les scientifiques internationaux embarqués ont découvert plus de 100 000 nouvelles espèces de microalgues marines. On a mis en lumière la quasi-totalité des virus marins, quand on est partis, on en connaissait seulement 34, on en connaît aujourd’hui plus de 200 000. Nous avons caractérisé 150 millions de nouveaux gènes et révélé 500 000 espèces de bactéries. C’est essentiel car pour comprendre l’océan, il faut d’abord comprendre les organismes qui y vivent et les protagonistes dans la mer, ce sont ces organismes microscopiques. Les connaître c’est faire un grand pas dans la compréhension de l’écosystème marin pour ensuite interpréter comment l’océan fournit de l’oxygène ou stocke du carbone.
R.T : À l’époque, l’environnement tout court n’était pas à l’ordre du jour, la mer encore moins. Toute la génération Cousteau était déjà bien adulte, il n’y avait plus de projets qui intéressaient la nouvelle génération. Je pense que Tara a rempli ce vide en parlant à la jeunesse. Dès le début, on a investi dans l’éducation nationale, on voulait toucher les jeunes. Lorsqu’on parle de science et d’environnement, que reste-t-il après ? Les petites têtes qu’on a convaincues de l’enjeu et les découvertes scientifiques. Ce qui demeure, c’est l’éducation et la connaissance, le reste est très vite effacé. En 20 ans, on a touché un million d’enfants dans les écoles françaises, ce n’est pas rien !
Est-ce que c’est plus facile qu’avant de mobiliser les décideurs politiques et les citoyens en faveur de la protection des écosystèmes marins ?
R.T : Oui bien sûr, ça s’améliore. Mais ça prend beaucoup de temps parce que ça demande aux chercheurs de consacrer de l’énergie pour faire connaître ce qu’ils font et pour expliquer leurs recherches. Nous les avons accompagnés dans cette démarche, on a contribué à faire sortir la connaissance de l’océan de la confidentialité. Je pense que c’est l’enjeu du siècle, il y a un effort colossal et permanent à mener pour que la science soit mise en avant car on voit bien qu’elle est à nouveau remise en question. On pensait que c’était derrière nous mais depuis 4 ou 5 ans et le Covid, on repart dans l’autre sens. Notre parole est constamment remise en question par les lobbys, qui ne sont pas d’accord avec ce qu’on raconte sur la pollution plastique.
Les États membres de l’ONU ont adopté en juin le premier traité sur la haute mer. Tara occupe un siège d’observateur spécial à l’ONU depuis 2015. Quel a été votre rôle dans cette signature ?
R.T : On a travaillé pendant douze ans sur ce projet et participé tous les six mois aux différents meetings. Nous avons fait beaucoup de pédagogie auprès des négociateurs des pays signataires pour leur expliquer de quoi il s’agissait lorsqu’on parlait de la Haute mer, ce qu’ils négociaient et pourquoi c’était important de le faire. On les a formés sur le sujet, nous étions là pour faire progresser la connaissance et la compréhension. C’est l’un des traités dans lequel on s’est le plus impliqué depuis les débuts de Tara.
Quel est le nouveau projet, Plankt’Eco, porté par la Fondation ?
R.T : On croise beaucoup de gens à l’ONU qui nous dise « Sauver l’océan d’accord mais on veut d’abord comprendre et avoir accès à la mer ». La diffusion des connaissances est un enjeu majeur. On a lancé Plankt’Eco, un programme de partage et de collaborations scientifiques entre pays d’Amérique du Sud, d’Afrique de l’Ouest et d’Europe. Au Sénégal, nous avons financé une plateforme d’équipement d’imagerie pour donner aux chercheurs les moyens d’étudier leur biodiversité marine. Nous allons aussi étudier les zones de résurgences (des remontées d’eaux froides des profondeurs de l’Océan vers la surface) au large du Chili pour évaluer la capacité de la mer à stocker du carbone.
Un autre gros chantier occupe vos équipes, celui de la Tara Polar station…
R.T : Aujourd’hui, l’océan Arctique est recouvert de glace mais d’ici 2040-2045, la glace de mer va totalement fondre durant l’été puis regeler complètement. L’impact sur la biodiversité sera majeur, un écosystème entier devra s’adapter à ces bouleversements. Grâce à cette station polaire, en construction à Cherbourg, l’objectif sera de comprendre et d’observer les modifications de l’Arctique et les conséquences de la fonte de la glace.
Vous avez récemment dévoilé les premiers résultats de la mission Tara Pacific. Qu’avez-vous découvert ?
R.T : Suite à cette expédition, on a publié 15 papiers scientifiques dans la revue Nature et de nombreuses données sont encore en cours d’analyse. En deux ans, nous avons récupéré 60 000 échantillons, c’est une quantité d’information incroyable. On a par exemple étudié la manière dont les coraux vivent en symbiose avec des microalgues, on a découvert qu’il y avait des bactéries spécifiques à chaque espèce de polype. Le fonctionnement des récifs coralliens dépend de cette collaboration entre un animal et un végétal, comprendre cet écosystème nous permettra de mieux le protéger. C’est une manière d’ouvrir les yeux car on est aujourd’hui dans le flou, on se rend compte trop tard que les écosystèmes sont morts.
Se préparer au changement climatique nous permettra-t-il, selon vous, de vivre avec ?
R.T : L’intérêt des sciences est de connaître pour prédire ce qu’il va se passer et être proactif dans la protection des espèces. Je suis inquiet car je suis réaliste. Mais je suis dans l’action tous les jours avec Tara, que ce soit en mer, dans les écoles ou dans les hémicycles. Il faut que tout le monde se le dise, quand on agit on est moins anxieux car on fait partie de la solution plutôt que du problème. Les récifs coralliens tels qu’on les connaît aujourd’hui vont disparaître au profit d’un autre écosystème. Lequel ? C’est une des questions. 2100 n’est pas une fatalité, 2100 dépend de ce qu’on fait dans les prochaines années pour faire face au changement climatique.