[Les coulisses de l’océanographie (6/12)] – Delphine Pierre est hydrographe au laboratoire Geo-Océan à l’Ifremer. Elle scrute les reliefs de l’océan, des côtes aux grands fonds pour guider l’exploration scientifique. Actuellement seulement 25 % des océans sont cartographiés, mais l’observation progresse avec des technologies de pointe. Acoustique, positionnement, cartographie… l’ingénieure maîtrise des techniques et une méthode rigoureuse pour voir et représenter la morphologie des fonds. Cette acquisition de données sert de multiples enjeux scientifiques et sociétaux.
Propos recueillis par Marguerite Castel – Photo de couverture : Delphine Pierre © M. Castel, 2025.
Océans connectés part à la rencontre de celles et ceux qui font l’océanographie. Ils ou elles sont techniciens de laboratoire, topographes, ingénieurs, marins ou météorologues et sont tous essentiels au bon fonctionnement de la recherche marine. Pour cette sixième rencontre, découvrez les reliefs profonds de l’océan avec Delphine Pierre, hydrographe.
Pourquoi et comment vous êtes-vous intéressée à la cartographie marine, quel est votre parcours ?
D.P.: J’ai toujours aimé les cartes marines, car on naviguait beaucoup en voilier avec mes parents en Bretagne. Plus jeune j’avais envie d’étudier la biologie marine après mon Bac SVT. Un enseignant m’a fait découvrir la formation d’hydrographe et tout l’intérêt de cette discipline car elle a différents domaines d’application. Cela touche à l’aménagement du littoral, à l’érosion côtière, à l’exploration des grands fonds etc. J’ai choisi ce métier pour voyager. J’ai d’abord suivi une formation de technicienne à l’école Intechmer à Cherbourg puis j’ai enseigné la topographie en Nouvelle-Zélande. Quelques années plus tard, je me suis lancée dans un master d’hydrographie à l’université de Plymouth pour devenir ingénieure et avoir une expertise plus poussée. C’est un rôle transversal dans toute la chaîne de l’océanographie.
J’aime l’océan profond pour son côté mystérieux, le cartographier c’est comme être les yeux de tous les chercheurs. C’est passionnant de guider les campagnes scientifiques en mer, il y a tout un savoir-faire à mettre en œuvre pour avoir une cartographie fiable et optimiser les données pour la recherche aussi bien en biologie, en géologie ou en géochimie. La cartographie c’est le socle car cela sert à positionner tous les prélèvements, c’est très important de bien identifier les lieux des échantillons, cela permet de comparer avec pertinence, de croiser les lectures.
Poster Geo-Océan illustrant la cartographie des reliefs sous-marins © Ifremer
Quelle est votre fonction actuelle, quelles sont vos missions principales ?
D.P. : Je suis ingénieure hydrographe au sein d’Antipod de l’unité Géo-Océan à l’Ifremer. Nous sommes quatre dans l’équipe, dont une technicienne. Impliqués dès la préparation d’une campagne en mer, nous précisons en amont les besoins techniques pour rendre une mission scientifique efficace. C’est ce que l’on appelle la stratégie de campagne : faire le point sur les données existantes et leur pertinence avant de se rendre sur un site d’observation. En fonction des objectifs scientifiques, on définit les zones intéressantes pour les chercheurs. A bord, on fait le point avec les électroniciens pour bien paramétrer le sondeur multifaisceaux installé sous la coque du bateau, là où sont toutes les têtes acoustiques. L’hydrographe a un rôle pivot entre ces deux profils. Durant toute la campagne, il récupère les données des sondeurs acoustiques, les traite, met à jour la cartographie existante, et refait des cartes de ce qui est découvert.
Pour « voir » le fond, on envoie une onde acoustique à la verticale, à partir d’un bateau ou d’un robot sous-marin. Comme on connait la vitesse de propagation du son dans l’eau, on mesure le temps d’aller et retour et on déduit une profondeur, comme l’écho en montagne.
Avec un sondeur multifaisceaux, on envoie N faisceaux- jusqu’à 880- cela permet de couvrir un couloir et non plus une seule ligne au fond. En fonction du temps de la propagation de l’onde et de la qualité de réflexion du son, on en déduit la morphologie du fond mais aussi sa nature : l’onde n’est en effet pas réfléchie de la même façon sur un fond vaseux que sur un fond rocheux.
A terre, on finalise le travail du traitement avec un logiciel spécifique de cartographie développé par l’Ifremer. On a aussi pour mission de diffuser les données et de les valoriser au niveau international. Elles renseignent la navigation, les ports, les bureaux d’études, les archéologues etc. A présent, nos cartes sont en version numérique uniquement. A mon grand regret car j’aime le charme de la carte en papier.

De son bureau à bord, Delphine Pierre analyse les données envoyées par le sondeur multi faisceaux pour comprendre la morphologie du fond marin. © D.Pierre
Quelles sont les qualités pour exercer ce métier ?
D.P.: Il faut combiner des compétences techniques et humaines. Être rigoureux pour gérer les données, les calculs, et être à l’écoute des chercheurs pour comprendre leurs besoins. On doit aussi savoir leur faire comprendre les contraintes car on sait ce qu’on peut attendre des instruments. C’est essentiel de s’adapter au terrain et aux nouvelles technologies.
L’expérience compte pour optimiser l‘acquisition de données sur le temps de la campagne. Le côté embarqué du métier est passionnant. Cela fait 20 ans à présent que je participe à des campagnes en mer, du côtier aux grands fonds, d’une journée à plusieurs semaines.
Quelles campagnes océanographiques vous ont le plus marqué, pourquoi ?
D.P.: Ce sont souvent les premières… Pour ma part, c’était aux îles Kerguelen à bord du Marion-Dufresne en 2005 au sein de l’IPEV ; j’ai découvert un environnement magique, un rêve de gamin ! C’était une mission du programme EXTRAPLAC pour définir l’extension du plateau continental ; cela touche à des notions de droit et d’absence de droit.
J’ai apprécié aussi des missions à Mayotte. Ces campagnes avaient un volet sociétal car il fallait expliquer aux Mahorais l’activité du volcan sous-marin de manière scientifique et relativiser leur croyance en un phénomène divin.
Quels sont les enjeux de l’acquisition de données géographiques dans un contexte mondial d’accélération des pressions sur l’Océan et sur la recherche ?
D.P.: Le principal enjeu est scientifique. Actuellement 25% des fonds sont cartographiés acoustiquement. Le programme international Seabed 20-30 va permettre de récupérer toutes les données des sondeurs acoustiques du globe pour optimiser la cartographie mondiale des océans.
L’exploration de l’océan profond a aussi un fort enjeu sociétal. Actuellement la zone Clarion-Clipperton est convoitée par l’industrie minière qui veut extraire les nodules polymétalliques de la plaine abyssale. Une éventuelle exploitation serait de toute façon contrainte par la morphologie du fond car les outils d’extraction sont limités par un certain degré de pente. Sans cartographie, les prélèvements de nodules se feraient à l’aveugle. Et si l’on identifie bien les différents types d’habitats de la faune et de la flore on peut alors guider l’industrie vers des zones plus neutres.
La cartographie est aussi cruciale au niveau côtier, pour étudier l’impact de la montée des eaux et de l’érosion côtière lorsqu’il y a des enjeux économiques et d’habitat. Elle sert aussi à mieux comprendre la sismologie et à mieux prévenir les tsunamis. Elle peut guider la protection de zones sensibles, le droit de la mer.

En 1959, Marie Tharp a établi la première carte des fonds marins de l’Atlantique. Ses travaux on révolutionné notre compréhension de la formation des océans et de la tectonique des plaques
Quelles sont les évolutions possibles de la cartographie ?
D.P.: Elles sont technologiques essentiellement. Désormais, on met au point des drones de surfaces capables de traverser l’Atlantique et de faire de la cartographie en pseudo-autonomie et des robots sous-marins très performants. L’an dernier, on a fait le premier test d’Ulyx à 5000 mètres de profondeur au milieu de l’Atlantique. Un travail intéressant de positionnement a été coordonné avec les ingénieurs robotiques et les électroniciens. Grâce à ces progrès, l’océanographie française est encore dans la course, c’est encourageant et gratifiant.
On étudie également la faisabilité d’intégrer l’intelligence artificielle pour traiter nos données mais les ressources numériques sont volumineuses ; cela suppose de consommer beaucoup d’eau pour refroidir les serveurs. Est-ce pertinent en termes de sobriété énergétique ? Nous devrons nous aussi évoluer vers une océanographie décarbonée.