Les glaciers alpins face à une crise inédite : leur fonte rapide efface des archives glaciaires historiques et vitales

02/03/2024

6 minutes

Pour tout le monde

océans et climat

Les glaciers, ces géants de glace qui ont survécu des millénaires, sont aujourd’hui en péril. Leur fonte accélérée révèle une crise climatique qui dépasse les prévisions les plus pessimistes, y compris dans des zones jusqu’alors préservées par leur altitude. Une étude récente révèle la perte dramatique d’épaisseur des glaciers du Corbassière en Suisse, soulignant une urgence écologique franchissant les frontières géographiques pour toucher à la conservation des archives climatiques de notre planète. Elles sont pourtant essentielles pour comprendre l’évolution de notre climat et orienter les politiques environnementales futures.

Par Laurie Henry

LA DISPARITION D’ARCHIVES CLIMATIQUES IRREMPLAÇABLES

La fonte des glaciers, longtemps perçue comme un indicateur distant du changement climatique, s’impose désormais comme une réalité alarmante aux conséquences immédiates et tangibles. Ils jouent un rôle crucial bien au-delà de leur fonction de réservoirs d’eau douce. Ils constituent de véritables archives climatiques, enregistrant les variations atmosphériques au fil des millénaires.

À mesure que la neige s’accumule année après année, elle capture et emprisonne des bulles d’air, créant ainsi des couches successives qui conservent un échantillon de l’atmosphère à différents moments de l’histoire de la Terre. Ces bulles d’air fossilisées permettent aux scientifiques d’analyser la composition de l’atmosphère passée. Ce sont de véritables indices sur les niveaux de gaz à effet de serre, la température globale, et même sur les événements volcaniques ou les activités humaines passées. Ainsi, les glaciers sont des témoins uniques des dynamiques climatiques d’antan, essentielles pour comprendre les mécanismes du changement climatique actuel.

Une équipe de scientifiques, dirigée par le Paul Scherrer Institute (PSI) en Suisse , a récemment publiée ses résultats (Schwikowski et al., 2024) dans Nature Geoscience, portant sur le glacier Corbassière en Suisse.

Localisation du site de forage et données de température. © Schwikowski et al., 2024

Selon leur analyse, la période récente entre 2018 et 2020 a marqué un tournant alarmant dans la santé de ces archives naturelles. La fonte rapide des glaciers, exacerbée par le réchauffement climatique, a mené à une érosion sans précédent de ces précieuses couches de glace.

Normalement, la quantité de substances traces dans la glace – des particules de pollution atmosphérique aux pollens – fluctue selon les saisons. Des substances telles que l’ammonium, le nitrate et le sulfate provenant de l’air se déposent sur le glacier lors de chutes de neige : les concentrations sont élevées en été et faibles en hiver, car de plus faibles quantités d’air pollué peuvent s’élever de la vallée lorsque l’air est froid.

La carotte de glace de 2018, forée à des profondeurs allant jusqu’à 14 mètres lors d’une étude préliminaire et contenant des dépôts remontant à 2011, montre ces fluctuations comme prévu.

Mais la carotte de 2020, forée sous la direction du chercheur au PSI Theo Jenk jusqu’à 18 mètres de profondeur, ne montre ces fluctuations que pour les trois ou quatre couches annuelles supérieures. Plus profondément dans la glace, c’est-à-dire plus loin dans le passé, la courbe indiquant la concentration des substances traces devient sensiblement plus plate et la quantité totale est plus faible.

POURQUOI LES ARCHIVES DISPARAISSENT-ELLES ?

Les chercheurs expliquent alors qu’entre 2018 et 2020, la fonte du glacier a dû être si forte qu’une quantité particulièrement importante d’eau de la surface a pénétré dans le glacier, entraînant les traces qu’il contenait dans les profondeurs. Ils ont alors examiné les données météorologiques de ces années. Mais s’il faisait sur le glacier à cette époque, ces années ne constituaient pas des valeurs extrêmes…

Professeur Schwikowski tenant une carotte de glace. © Scanderbeg Sauer Photography

Le professeur Schwikowski déclare dans un communiqué : « Nous concluons qu’il n’y a pas eu de déclencheur unique à cette forte fonte, mais qu’elle est le résultat de nombreuses années chaudes dans un passé récent ». Elle ajoute : « Il semble qu’un seuil ait été franchi, ce qui a désormais conduit à un effet relativement fort ».

UN PHÉNOMÈNE ALARMANT MÊME AUX PLUS HAUTES ALTITUDES

Ce qui alarme particulièrement les chercheurs, c’est l’accélération de la fonte des glaciers à des altitudes qui étaient jusqu’à récemment épargnées par ce phénomène. Historiquement, les glaciers situés à des altitudes supérieures à 2 100 mètres, et a fortiori ceux dépassant les 3 500 mètres, étaient relativement protégés des effets les plus immédiats du réchauffement climatique en raison de leur position élevée et des températures naturellement plus basses.

Cependant, des observations récentes dans la chaîne du Mont-Blanc ont révélé une réalité troublante : même ces bastions de glace subissent maintenant une fonte rapide. La perte jusqu’à quatre mètres d’épaisseur en une seule saison de glace souligne l’intensité et la rapidité avec lesquelles le changement climatique peut impacter les environnements les plus résilients.

Comparaison des concentrations d’éléments traces des carottes du Grand Combin 2018 (GC18) et 2020 (GC20). © Schwikowski et al., 2024

La réalité du changement climatique est inquiétante :  loin d’être un phénomène lointain ou graduel, il manifeste d’ores et déjà ses effets de manière accélérée et imprévisible.

Les implications de cette transformation sont profondes, non seulement pour l’hydrologie et les écosystèmes locaux, mais aussi pour la compréhension globale du système climatique terrestre. Les glaciers de haute altitude, en fondant à un rythme alarmant, signalent un basculement potentiel dans les dynamiques climatiques. Cette évolution appelle à une réévaluation urgente des modèles climatiques et à une action climatique renforcée pour atténuer les impacts futurs sur ces environnements cruciaux.

LES IMPLICATIONS POUR LA RECHERCHE CLIMATIQUE

La fonte des glaciers a des répercussions qui dépassent largement les questions de gestion de l’eau et de prévention des catastrophes naturelles. En effet, elle touche au cœur même de notre capacité à comprendre et à prédire les changements climatiques. Les glaciers, par les carottes de glace qu’ils permettent de collecter, fonctionnent comme des livres d’histoire du climat de la Terre. La perte de ces archives glaciaires équivaut donc à effacer des chapitres entiers de notre histoire climatique.

Sans ces données, notre capacité à modéliser et à anticiper les futurs changements climatiques est significativement réduite. Les modèles climatiques s’appuient sur des données historiques pour ajuster leur précision en reproduisant les conditions climatiques passées. Si nous perdons l’accès à ces archives naturelles, nous perdons également une partie de notre capacité à vérifier et à affiner ces modèles, ce qui est crucial pour préparer les sociétés aux défis futurs.

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