Le changement climatique, souvent associé au réchauffement des océans, comporte également des phénomènes moins visibles, mais tout aussi dévastateurs : les vagues de froid marines.
Elles sont soudaines et causées par des changements dans les courants et les vents océaniques. Une étude récente menée par des chercheurs de l’Université James Cook révèle que ces événements deviennent plus fréquents et plus intenses, mettant en danger de nombreuses espèces marines, incapables de s’adapter. Cette problématique soulève des enjeux et des questions cruciales sur la résilience future des écosystèmes marins.
par Laurie Henry
Si les effets du réchauffement des océans sont largement étudiés et bien connus, leur refroidissement l’est beaucoup moins. Il arrive pourtant qu’il mène à des chutes vertigineuses destempératures de surface océanique, atteignant parfois presque 10 °C ou plus en un jour ou deux. Lorsque ces conditions persistent plusieurs jours ou semaines, on qualifie le phénomène de « vague de froid », à l’opposé des vagues de chaleur marines plus familières.
Les causes des « vagues de froid » marines
Les vagues de froid marines se produisent lorsque des vents puissants et des courants océaniques déplacent les eaux de surface loin des côtes, un phénomène qui provoque la remontée d’eaux froides des profondeurs de l’océan jusqu’à la surface. Ce processus, connu sous le nom de remontée d’eau ou upwelling, est naturel et survient régulièrement dans certaines régions côtières.
Les auteurs de cette nouvelle étude expliquent notamment qu’en Californie, sur la côte ouest des États-Unis, des upwellings se produisent régulièrement le long de centaines de kilomètres de côtes. Des upwellings localisés peuvent également se produire de façon saisonnière à plus petite échelle, souvent au bord des baies des côtes Est des continents, en raison des interactions entre le vent, le courant et le littoral.
Nicolas Lubitz, chercheur à l’Université James Cook, a mené plus précisément cette étude sur un épisode de 2021. Les résultats, publiés dans la revue Nature Climate Change, montrent que les changements climatiques amplifient les conditions propices aux vagues de froid marines, les rendant plus fréquentes et plus fortes. Les chocs thermiques provoqués sont fatals pour de nombreuses espèces marines qui ne peuvent pas s’adapter rapidement. Ces espèces sont dites « poïkilothermes », ce qui siginifie qu’elles ne peuvent réguler leur température corporelle et dépendent entièrement de celle de leur environnement.
Les conséquences sur la faune marine
Pour étudier ces événements, les chercheurs ont utilisé des balises acoustiques pour suivre les mouvements et les comportements des requins-bouledogues, une espèce particulièrement robuste mais très affectée par ces vagues de froid. Pourtant très mobiles, ils auraient dû pouvoir éviter les températures locales froides, comme le soulignent les auteurs. Alors pourquoi les requins-bouledogues ont-ils étéparmi les victimes lors de cet événement d’upwelling extrême en 2021 ?
Les balises, équipées de capteurs de profondeur et de température, ont permis de collecter des données précises sur la manière dont ces animaux réagissent aux variations de température. En combinant ces données avec des images satellites et des mesures de température de surface, les chercheurs ont pu documenter en détail l’ampleur et l’impact des upwellings froids. Cette approche a révélé non seulement la mortalité directe causée par les baisses de température, mais aussi les changements comportementaux des espèces marines cherchant à échapper aux eaux froides.
De manière générale, certains requins s’abritent dans des baies chaudes et peu profondes jusqu’à ce que l’eau se réchauffe à nouveau. D’autres restent près de la surface, là où l’eau est la plus chaude, et nagent aussi vite qu’ils le peuvent pour sortir de la remontée d’eau.
Mais les vagues de froid marines intenses ont aussi des effets dévastateurs sur la faune marine, en particulier sur les espèces tropicales et subtropicales habituées à des eaux plus chaudes. Ce fut donc le cas en mars 2021 : cet évènement extrême le long de la côte sud-est de l’Afrique du Sud a entraîné la mort de plus de 260 animaux marins, représentant 81 espèces différentes. Concrètement, la température de l’eau a chuté de manière dramatique, passant de 21°C à 11,8°C en moins de 24 heures. Et le phénomène ayant duré, les requins ne pouvaient pas y échapper.
La double peine pour la faune marine face au réchauffement climatique
Une conséquence du changement climatique directement impactée par ces phénomènes de vagues de froid est donc la migration des espèces. En effet, le réchauffement des océans pousse de nombreuses espèces tropicales à migrer vers des latitudes plus élevées où les conditions sont plus favorables à leur survie. Ce phénomène, appelé tropicalisation, a été documenté par de nombreux chercheurs. Dans leur étude, Lubitz et ses collègues expliquent que ces migrations vers des eaux plus fraîches ne sont pas sans risques.
Les espèces tropicales, habituées à des températures stables, sont confrontées à ces vagues de froid marines soudaines, imprévisibles et intenses dans ces nouvelles zones de colonisation. Les baisses drastiques de la température de l’eau dépassent souvent la capacité d’adaptation thermique des espèces migratrices.
Les requins-bouledogues par exemple, sont des migrateurs connus pour leur robustesse et leur capacité à survivre dans des conditions variées, y compris dans des eaux de faible salinité ou des rivières. Malgré cette adaptabilité, ils ont été retrouvés morts lors d’événements de vagues de froid intense, et cela depuis plusieurs décennies.
Perspectives futures et enjeux
Les scientifiques, en analysant des données sur plusieurs décennies, ont observé une augmentation notable de la fréquence et de l’intensité de ces événements. Ils signalent un changement significatif dans les dynamiques océaniques globales, particulièrement le long des côtes sud-africaines et australiennes. Ces zones sont vulnérables en raison des systèmes de courants océaniques comme le Courant des Aiguilles et le Courant Est Australien.
Les vagues de froid posent donc un défi unique pour la conservation de la biodiversité marine. Cette situation exige des stratégies de gestion et de préservation adaptatives, basées sur une compréhension approfondie des impacts climatiques locaux et globaux. Il devient crucial de surveiller de près les changements dans les courants et les systèmes de pression pour prévoir et atténuer les effets des futures vagues de froid sur les écosystèmes marins.
Les auteurs concluent que « la nécessité de limiter notre impact sur la planète en réduisant les émissions de gaz à effet de serre n’a jamais été aussi urgente ».
Source : Lubitz, N., Daly, R., Smoothey, A.F. et al., “Climate change-driven cooling can kill marine megafauna at their distributional limits”. Nat. Clim. Chang. 14, 526–535 (2024).
Photo de couverture : une raie manta, victime de remontée d’eau froide extrême. © Ryan Daly