L’Antarctique subit des transformations dramatiques sous l’effet du réchauffement climatique. Parmi les phénomènes les plus préoccupants, la fracture des plateformes de glace sous le poids des lacs de fonte inquiète. Des études récentes amènent des preuves concrètes de la façon dont le cycle de fonte et de drainage affaiblit les plateformes de glace, menaçant leur intégrité et facilitant l’écoulement des glaciers dans l’océan. Ce processus augmente le risque d’effondrements soudains, comme celui de Larsen B en 2002, et contribue à l’élévation du niveau de la mer, posant une menace majeure pour les régions côtières.
par Laurie Henry
Les plateformes de glace en Antarctique jouent un rôle crucial dans la régulation des flux glaciaires et dans la stabilité de l’inlandsis, plus communément appelée calotte glaciaire. Sous l’effet du réchauffement climatique, l’augmentation des températures provoque la formation de lacs de fonte à la surface de ces plateformes glaciaires, avec des conséquences immenses.
Le processus de fracture illustré par l’effondrement de la plateforme Larsen B
Le mécanisme de fracturation induit par les lacs de fonte a été particulièrement mis en lumière par l’effondrement spectaculaire de la plateforme de glace Larsen B en 2002. Avant son effondrement, Larsen B, située sur la côte est de la péninsule Antarctique le long de la mer de Weddell, était parsemée de milliers de lacs de fonte, couvrant une superficie de plusieurs centaines de kilomètres carrés.
Les observations satellites ont révélé que ces lacs se vidaient rapidement, souvent en l’espace de quelques jours, entraînant la formation de fractures importantes dans la glace. Les modèles prédictifs avaient suggéré que le poids combiné de ces lacs et leur drainage rapide exerçaient une pression suffisante pour fracturer la plateforme. Par exemple, un lac de fonte de 10 mètres de profondeur peut exercer une pression hydrostatique d’environ 98 kPa (kilopascals). Pour rappel, la pression hydrostatique correspond la pression exercée par un fluide en équilibre dû à la gravité, augmentant avec la profondeur.
De fait, lorsque des centaines de ces lacs se forment et se vident simultanément, la pression cumulée sur la plateforme peut atteindre plusieurs centaines de kilopascals, dépassant la capacité de résistance de la glace.
Cette pression intense crée des tensions qui se propagent sous forme de fractures dans la structure de la glace. Les données montrent que les lacs de fonte ajoutent des dizaines de mètres de colonne d’eau. En janvier 2002, des images satellites ont documenté que les lacs de fonte sur Larsen B, en se vidant rapidement, créaient des fractures radiales et circulaires qui ont fini par fragmenter la plateforme entière. En seulement quelques semaines, une superficie de 3 250 km2 de glace s’est désintégrée, démontrant de manière dramatique l’impact potentiel des lacs de fonte sur la stabilité des plateformes glaciaires.
Étude approfondie sur la plateforme George VI
Des travaux récents menés sur la plateforme de glace George VI, située entre l’île Alexander et la Terre de Palmer en Antarctique, ont permis de confirmer les hypothèses de fracturation par des observations de terrain détaillées et chiffrées.
Une équipe de chercheurs menée par Alison Banwell du Cooperative Institute for Research in Environmental Sciences(CIRES), a installé des capteurs GPS et des caméras à déclenchement automatique pour suivre les variations de la surface glacée durant la saison de fonte de 2019/2020. Les capteurs GPS ont mesuré les déplacements verticaux et horizontaux, enregistrant des données toutes les 15 secondes. Cela a permis de suivre en temps réel les mouvements de la glace.
En parallèle, les caméras à déclenchement automatique installées autour des lacs de fonte ont pris des images toutes les 30 minutes, fournissant un enregistrement visuel détaillé de la formation, de l’expansion et du drainage des lacs de fonte. Les chercheurs ont analysé ces images pour identifier les changements morphologiques et les mouvements de la glace.
Une pression hydrostatique responsable de la fracturation de la glace
Les données GPS ont révélé que la glace au centre des lacs de fonte s’était enfoncée d’environ 60 centimètres sous le poids de l’eau accumulée, loin des 30 cm précédemment estimés, confirmant ainsi la pression significative exercée par les lacs. De plus, la distance horizontale entre le bord et le centre du bassin des lacs a augmenté de plus de 70 centimètres, indiquant une expansion des fractures.
Les capteurs ont enregistré des périodes de drainage rapide des lacs, avec des baisses de niveau de plusieurs mètres en quelques jours, correspondant à des augmentations brusques de la distance horizontale mesurée par les GPS. Ces changements rapides ont entraîné la formation de fractures circulaires autour des lacs, également appelées fractures de type « anneau », visibles sur les images en accéléré.
Ces fissures se forment autour des lacs de fonte à mesure que le poids de l’eau exerce une pression continue et croissante sur la glace environnante. Le processus de formation des fissures commence par de petites fractures, à environ 300 mètres du centre du lac et s’étendent progressivement de manière radiale sous l’effet de la pression hydrostatique, mesurée jusqu’à 75 kPa. Ces images montrent également comment ces fissures s’étendent radialement depuis le centre des lacs.
Améliorer les modèles numériques et les prévisions
Cette instabilité croissante de la plateforme de glace est préoccupante. À mesure que les fissures s’élargissent, l’intégrité structurelle de la plateforme est de plus en plus compromise, augmentant le risque d’effondrement soudain, similaire à ce qui a été observé avec la plateforme Larsen B en 2002. Un tel effondrement libérerait de grandes quantités de glace dans l’océan, contribuant de manière significative à l’élévation du niveau de la mer.
Les observations de cette étude permettent donc d’améliorer les modèles prédictifs, offrant une meilleure compréhension des processus de déstabilisation des plateformes glaciaires. Ces modèles améliorés sont essentiels pour anticiper les impacts futurs du réchauffement climatique et pour développer des stratégies d’adaptation appropriées face à ces changements environnementaux rapides et potentiellement dévastateurs.
Par exemple, les plateformes de glace Thwaites et Brunt, situées respectivement dans l’ouest de l’Antarctique et dans la mer de Weddell, sont déjà identifiées comme vulnérables en raison de leur géographie et des conditions climatiques locales. La plateforme de glace Thwaites, souvent appelée le « glacier de l’apocalypse », couvre une superficie d’environ 192 000 km2 et est une des plus grandes contributions potentielles à l’élévation du niveau de la mer. Les études montrent que le recul de la ligne d’ancrage du glacier, combiné à l’infiltration de l’eau chaude de l’océan, accélère sa fonte.
La plateforme de glace Brunt, quant à elle, a connu des fractures majeures ces dernières années, notamment avec l’apparition de la fissure de Halloween en 2016 et la fissure de Chasm 1, qui s’est élargie rapidement. Ces fractures ont mené à la formation d’icebergs massifs, dont l’un des plus récents, A-74, s’est détaché en février 2021 et mesurait environ 1 270 kilomètres carrés. Ces événements montrent que les plateformes de glace peuvent voir leur stabilité compromise bien plus rapidement qu’estimé, surtout sous l’effet combiné de la pression exercée par les lacs de fonte et de l’élévation des températures océaniques et atmosphériques.
Source : Banwell AF, Willis IC, Stevens LA, Dell RL, MacAyeal DR., “Observed meltwater-induced flexure and fracture at a doline on George VI Ice Shelf, Antarctica”. Journal of Glaciology, 2024
Photo de couverture : L’eau de fonte s’étend sur la plateforme glaciaire George VI en Antarctique. © Lauren Dauphin/NASA Earth Observatory