Intégrer les jeunes autochtones dans les sciences océanographiques

Au sein du département de Sciences et Technologies de l’Océan et de la Terre de l’université de Hawaï, de nombreux programmes ont été menés pour renforcer la présence et l’attrait pour les sciences océanographiques et géologiques des jeunes gens issus de communautés autochtones des îles du Pacifique et d’Hawaï. Un article publié en décembre dans la revue Oceanography résume ces différentes initiatives pédagogiques, menées dans un contexte universitaire où les autochtones hawaïens et des îles du Pacifique restent encore largement minoritaires.

par Maud Lénée-Corrèze 

Cloudbreak est l’une des plus grandes vagues de surf au monde, située près de l’île Tavarua aux Fidji. Si Nukurukurumailani (son nom fidjien) est très connue dans la communauté des surfeurs, le récif corallien d’environ 5000 mètres carrés sur laquelle elle se forme, est en revanche assez méconnu. Ou du moins l’était.

Car une équipe de scientifiques issus de communautés autochtones hawaïennes travaillant au département des Sciences et Technologies de l’Océan et de la Terre (SOEST, School of Ocean and Earth Sciences et Technologies) de l’université d’Hawaï (UHM,University of Hawai’i a Mānoa) s’est donnée pour objectif de cartographier les grands récifs coralliens des îles du Pacifique, à commencer par ceux qui se situent sous les plus grandes vagues de surf. Un programme de recherche mené au sein du Mega Lab, pour Multiscale environmental graphical analysis laboratory (laboratoire d’analyse environnementale et graphique multi-échelle), de l’université de Hawaï, qui tente d’explorer de nouvelles façons de faire de la science en incluant les autochtones hawaïens. Les premiers résultats, positifs, de cette initiative ont été résumés dans un papier publié fin décembre 2023 dans la revue Oceanography, qui s’intéressait ce mois-ci à la place des minorités dans la science océanographique.

Première promotion d’étudiants accompagnés par le programme de tutorat Maile, initié en 2013 par Rosanna ‘Anolani Alegado. Crédit photo : Haunani Kane

Se rapprochant de l’association locale de surfeurs, de l’administration publique et d’un complexe hôtelier sur l’île de Tavarua, les chercheurs hawaïens, eux-mêmes adeptes de ce sport, tentent de comprendre comment la santé, la structure et l’évolution des coraux influencent la formation de cette vague. L’équipe réalisera ensuite des modèles en trois dimensions des coraux afin d’étudier les impacts chimiques et géophysiques qui les affectent dans un contexte d’acidification des océans.

« Outre l’intérêt scientifique du projet, il s’agit aussi d’inclure la communauté des surfeurs, pour les sensibiliser à la protection de leur environnement », explique Haunani Kane, géologue du milieu côtier et insulaire à l’UHM, par ailleurs première autrice de l’article scientifique d’Oceanography. Cette chercheuse est d’ailleurs la première femme autochtone hawaïenne à avoir obtenu un doctorat en géosciences. Elle étudie les risques côtiers liés à la montée des eaux et la résilience des îles hawaïennes et du Pacifique, dans une perspective de protection de l’environnement, des communautés et de la culture.

LE STORY-TELLING POUR RACONTER LA SCIENCE

L’équipe avait déjà livré en 2021 une cartographie des coraux vivant sous la vague The Banzai Pipeline (Hawaï). S’associant avec une marque de chaussures, Reef Footwear, les chercheurs ont créé un story-telling, c’est-à-dire un récit autour de la méthode scientifique et des travaux effectués sur les deux récifs coralliens. « C’est une méthode issue du marketing, explique Haunani Kane. D’habitude, les investisseurs de la recherche scientifique ne soutiennent pas ce genre de stratégies commerciales, mais nous pensons que cela peut augmenter la portée de la communication scientifique et l’inclusion des populations locales. »

Une campagne marketing et médiatique a été ainsi menée pour expliquer à la communauté des surfeurs les concepts de recherche autochtone et de photogrammétrie sous-marine (procédé destiné à obtenir une vision en trois dimensions d’un site à partir de photographies). Un documentaire de vingt minutes, présenté à plusieurs festivals et totalisant plus de 340 000 vues, retrace l’ensemble de cette initiative.

Le programme Maile organise aussi des activités liées à la culture hawaïenne, à l’instar de cette sortie d’observation de la zone intertidale lors d’une pleine Lune en mars 2021. Le calendrier lunaire est très important dans la culture hawaïenne pour pêcher, cultiver, et voyager en haute mer. Crédit photo : Haunani Kane

Il s’agissait d’un des premiers grands projets de ce genre du Mega Lab, laboratoire de recherche créé en 2018 à la faculté de l’UHM de Hilo, ville implantée sur l’île d’Hawaï, par Haunani Kane et des collègues issus de communautés hawaïennes autochtones. Cette unité de recherche s’attelle à l’inclusion des populations autochtones dans l’océanographie et les géosciences marines, encourageant les jeunes gens à se lancer dans une carrière scientifique. Ce n’est en effet pas forcément une évidence pour les groupes ethniques des îles du Pacifique (de l’État des Samoa à la Nouvelle-Calédonie, en passant par la Polynésie française, Nauru, Wallis-et-Futuna, ou encore les îles Salomon) et de Hawaï (aussi désignés sous le terme de Native Hawaiian and Pacific Islanders, NHPI). Ainsi que le rappelle le papier publié dans Oceanography, à l’université de Hawaï, dans le département des sciences de l’océan et de la Terre (SOEST) selon des chiffres datant de 2021, 6 pour cent des étudiants se disent être autochtones.

Pourtant, « notre peuple est lié à l’océan depuis toujours, nos ancêtres ont voyagé par les mers, pour rejoindre d’autres îles où s’installer, ou pour chercher de la nourriture, affirme Haunani Kane. Ils ont navigué sur des milliers de kilomètres, sans sextant, seulement avec les étoiles sur des distances parfois très grandes. Nous héritons de ces nombreux savoirs, de cette science accumulée par nos ancêtres. » Ils ont ainsi, bien avant les Européens, développé des systèmes de gestion des ressources marines efficaces, conscients de leur importance pour leur survie, basés sur leurs connaissances des espèces et liés à leurs mythes et croyances. Ainsi, l’ahupu’a, un système de gestion hawaïen par division de parcelles envisageant les liens entre terre et mer, ou encore le rāhui, en Polynésie (mise en place d’une zone très protégée, où l’on ne pêche pas pendant une période donnée) sont des systèmes de gestion très anciens.

UNE MÉFIANCE DE LA SCIENCE OCCIDENTALE

Le décalage entre la faible représentation dans les universités des peuples autochtones des îles du Pacifique et leurs connaissances scientifiques bien réelles, s’explique, selon les auteurs, par la colonisation qu’ont subi ces peuples. Dès l’arrivée des premiers Européens au XVe siècle, leur science et leurs savoirs ont été ignorés, ou dénigrés. Cette difficulté de reconnaître la valeur des connaissances de communautés autochtones perdure encore aujourd’hui. Mais du côté des autochtones, il existe une sorte de méfiance de la science occidentale. « Le souvenir de l’utilisation de la science pour justifier la colonisation et les essais nucléaires dans le Pacifique subsiste, assure  Rosanna ‘Anolani Alegado, océanographe microbienne à l’université de Hawaï et co-autrice du papier. Cela ne donne pas forcément envie aux insulaires autochtones de se lancer dans une carrière scientifique en océanographie. »

Comment allier donc culture et science, comment réconcilier l’identité autochtone avec le fait d’être scientifique pour les étudiants autochtones ? C’est une autre question à laquelle Haunani Kane et son Mega Lab ont tenté de répondre par un projet de recherche mené sur un territoire sacré dans la culture hawaïenne, le monument national marin de Papahānaumokuākea, une vaste aire marine protégée couvrant environ 2 170 kilomètres et constitué de petites îles, atolls et montagnes sous-marines. Les Hawaïens y réfèrent comme le royaume de Pō, un espace vénéré de création de la vie, et demeure des dieux. « Pour les étudiants, c’était vraiment important d’aller dans ce lieu sacré de notre culture, une façon de se reconnecter avec les croyances ancestrales », assure Haunani Kane.

En 2019, une étude sur un récif corallien à Hawaï du Mega Lab. Crédit photo : Mega Lab

Menant un travail sur la reconstitution des écosystèmes sous-marins, mis à mal par un ouragan, l’équipe a respecté les protocoles culturels, les associant aux méthodes de recherche. Chaque jour débutait et se terminait ainsi par des chants rituels d’intentions et d’offrandes. Par ailleurs, afin de faire revivre l’esprit du voyage propre aux cultures du Pacifique, ils s’y sont rendus en voilier, s’inspirant des manières de naviguer hawaïennes traditionnelles, avec un partage des tâches à bord (pêche, cuisine, entretien du navire).

Les programmes du Mega Lab s’inscrivent dans une série de projets menés par l’université de Hawaï en faveur des étudiants autochtones, à l’instar du tutorat instauré en 2013 par Rosanna ‘Anolani Alegado, destiné à l’origine aux étudiants autochtones pour qu’ils se sentent plus à l’aise. Même si le chiffre de 6 pour cent d’étudiants NHPI au SOEST en 2021 laisse à penser que les efforts doivent se poursuivre, les choses avancent doucement.

« Je pense qu’il serait bon de développer désormais des partenariats avec les autres établissements d’enseignement supérieur des îles du Pacifique  », affirme Rosanna ‘Anolani Alegado. « Nous avons par exemple pris contact avec les communautés de Teahupo’o (Tahiti, Polynésie Française) qui s’opposent au projet d’estrade olympique en béton sur toute une zone corallienne menacée, ajoute Haunani Kane. Nous souhaitons y aller pour étudier les coraux et soutenir leur lutte. »