Pour l’océanographe Paul Tréguer, « il faut incontestablement sortir des énergies fossiles »

19/12/2023

9 minutes

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océans et climat

Ingénieur chimiste devenu océanographe de renom, Paul Tréguer a favorisé lessor des sciences de la mer à l’échelle nationale, européenne et internationale. Fondateur de l’Institut européen de la mer (IUEM) et créateur de l’Europôle Mer, ce Professeur émérite Brestois poursuit ses activités de recherches à 81 ans. Pour Océans connectés, il rappelle combien l’océan nous est indispensable dans la régulation du climat et alerte sur la fonte des glaciers en Antarctique.

Par Marion Durand.

Le « virus de l’Antarctique », il l’a chopé dès le début de sa longue carrière. Paul Tréguer, océanographe chimiste et professeur émérite à l’Université de Bretagne Occidentale a découvert au pôle Sud un « monde extraordinaire » au sens propre du terme. « Quand on y va une première fois, c’est impossible de ne pas y retourner », assure le scientifique qui a participé à sept campagnes antarctiques, à bord du Marion Dufresne, du Polarstern et du Polar Duke.

Professeur émérite, locéanographe brestois intervient sur la scène internationale notamment dans les relations Europe-Chine en sciences et technologies marines et continue à animer un groupe de recherche à lInstitut universitaire européen de la mer (IUEM), établissement quil a lui-même créé en 1997.

Celui qui aime se définir comme un « self-made-man en océanographie» a considérablement favorisé l’essor des sciences de la mer en s’attachant à créer des réseaux pluridisciplinaires nationaux, européens et internationaux. Paul Tréguer, officier de la Légion d’honneur et membre de l’Académie européenne des sciences, a créé en 2004 lEuropôle Mer, un groupement dintérêt scientifique consacré à la mer. Il a aussi dirigé le Réseau Européen dExcellence EUR-OCEANS (60 instituts, 25 nations) sur les impacts du changement global sur les écosystèmes marins.

Soucieux de transmettre ses souvenirs et désireux de diffuser ses connaissances scientifiques, Paul Tréguer partage sur son blog Repères et évolution du monde ses chroniques de voyages, des contes polaires, ses poèmes ou des récits de ses dix-huit campagnes océanographiques.

Le biogéochimiste marin, spécialiste des diatomées (des microalgues brunes, de forme allongée ou ronde), a signé de nombreux ouvrages dont le dernier est consacré à son héros de jeunesse : Jules Verne. Dans « Jules Verne, planète océan », paru en juillet dernier, il revisite la trilogie marine du célèbre écrivain à la lumière des connaissances modernes, et imagine ce qu’écrirait un Jules Verne au XXIe siècle.

L’océanographe Paul Tréguer à bord du Polar Duke face à la base américaine de Mc Murdo (Antarctique) © Paul Tréguer

Marion Durand : Vous avez consacré une grande partie de votre carrière à l’Antarctique. Que retenez-vous du One planet polar Summit, premier sommet international dédié aux pôles et aux glaciers ?

Paul Tréguer : Ce sommet s’est tenu dans un contexte scientifique particulier. Jusqu’à présent, on pensait que seule la partie sud de la calotte glaciaire du Groenland était affectée par la fonte des glaces. Mais le nord du Groenland est aussi affecté : 35 % des plateformes de glace ont fondu depuis 1978. De plus, en Antarctique, la plate-forme glaciaire qui se jette dans la mer dAmundsen est déstabilisée. C’est inquiétant car ces apports d’eau douce contribuent à la montée du niveau de la mer. Si nous continuons à émettre des gaz à effet de serre au rythme actuel, à la fin de ce siècle cette montée atteindra 1m30 à l’échelle globale. Ce chiffre pourrait être bien supérieur en raison de la fonte accélérée des calottes glaciaires.

Cette alerte intervient alors que le niveau des mers est déjà en hausse à cause notamment des émissions de gaz à effet de serre…

En effet, locéan absorbe 90 % de lexcès de chaleur due aux émissions de gaz à effet de serre. Donc il se réchauffe, se dilate, et son niveau monte. À cet effet de dilatation sajoute donc celui dû aux apports deau douce résultants de la fonte des glaciers terrestres et des calottes polaires.

Que faut-il faire pour contenir cette catastrophe annoncée ?

Il faut incontestablement mettre en place une société plus sobre et sortir des énergies fossiles le plus rapidement possible. On sait que les pays producteurs de gaz et de pétrole (OPEP) ne vont pas dans ce sens. Les scientifiques sont-ils capables de peser efficacement sur les acteurs politiques et économiques pour les amener à changer de cap ? Cest une vraie question à laquelle sattaque notamment IPOS (International Panel for Ocean Sustainability) dans la perspective dUNOC (United Nation Ocean Conference) qui se tiendra à Nice en juin 2025.

Avec lobjectif de limiter le réchauffement global à +1,5°C, lidée de capter le CO2 rejeté dans latmosphère, par exemple, par les centrales thermiques, et de lenfouir dans les gisements sédimentaires profonds de locéan, peut être prise en considération.

Lors de la COP 28 les pays sont parvenus à un accord appelant à abandonner progressivement les combustibles fossiles. Cet accord est-il suffisant selon vous ?

Avec pour objectif datteindre la neutralité carbone en 2050, deux cents États se sont donc mis daccord à la COP 28 pour sengager dans une transition énergétique hors des énergies fossiles. Cest un bon point de départ. Mais il nécessite d’être complété par une accélération rapide de la décroissance de lusage des énergies fossiles au cours de cette décennie. Point important : la COP 28 a décidé douvrir un fonds de compensation des pertes et dommages climatiques dans les pays vulnérables et en particulier les pays du Sud.

Pouvez-vous nous rappeler pourquoi l’océan joue un rôle essentiel pour la régulation du climat ?

C’est très simple. Premièrement, l’océan occupe 70 % de la surface de la planète Terre, son rôle est donc très important dans les échanges océan-atmosphère. Deuxièmement, 90 % de l’excès de chaleur généré par les gaz à effet de serre est absorbé et stocké par l’océan. Autrement dit, s’il n’y avait pas d’océan, le réchauffement global serait beaucoup plus important et plus rapide. Troisièmement, l’océan est aussi capable de séquestrer 30 % du CO2 émis dans l’atmosphère par les activités humaines. Mais cette absorption de CO2 provoque lacidification des océans.

Vous avez participé à lessor des sciences de la mer. Quel regard portez-vous sur les évolutions dans le domaine de la recherche marine ?

En un demi-siècle, on a fait des progrès considérables dans les connaissances, en particulier grâce aux techniques et aux outils satellitaires et in situ. Avant, lors d’une campagne en mer, on prélevait de l’eau en bouteille, on la remontait et on l’analysait à bord du navire. Maintenant, des milliers de sondes automatiques sont lâchées dans tous les océans. Elles descendent jusqu’à 3 000 mètres de profondeur, puis reviennent en surface pour livrer les informations en temps quasi réel, via un satellite, à nos laboratoires. Cela a tout changé. On peut mieux comprendre et modéliser les interactions océan-atmosphère et relier cette variabilité aux fluctuations climatiques naturelles et aux impacts anthropiques. Lintelligence artificielle nous offre aussi de nouveaux outils pour une meilleure compréhension et pour une gestion écosystémique des ressources et activités marines.

Des scientifiques se questionnent sur l’empreinte carbone de leurs activités. Pour vous, l’avenir de la recherche se situe-t-il dans les expéditions en mer ?

Certains pensent qu’à partir du moment où un navire consomme du fioul, il faut cesser les expéditions océanographiques. Sagissant du bilan carbone des opérations en mer, je pense qu’il y a des compromis à faire et des compensations à mener mais nous avons besoin d’une recherche performante. Je suis, bien sûr, pour le développement de systèmes de mesures automatiques et des drones, et pour le développement dune aide vélique à la navigation scientifique, mais ça ne suffira pas. Ce serait une erreur de limiter les objectifs de la recherche océanographique en raison de leur empreinte carbone car les enjeux sociétaux sont trop importants. Si une nation prend du retard dans le progrès des connaissances et de la technologie, elle devient dépendante des autres pays et elle perd son autonomie de décision.

Est-ce qu’il y a, selon vous, une réelle prise de conscience des enjeux climatiques ?

Je pense quau cours des dernières décennies la prise de conscience des enjeux climatiques a fortement progressé chez nombre de citoyens, même sil reste quelques climatosceptiques. La conscience des enjeux climatiques n’a pas nécessairement amené un changement de comportement individuel. Cela reste lié au contexte économique et politique dans lequel lindividu évolue. Au niveau collectif l’évolution économique et politique de plusieurs pays européens minquiète. Les espoirs que nous avons fondés sur lEurope ne sont pas encore menacés mais il faut comprendre quil ny a plus de temps à perdre et quil faut être proactif au niveau individuel et collectif pour la mise en œuvre dune transition énergétique et écologique rapide et efficace.

Ceci étant la jeune génération a de grands défis à relever et elle fait partie de ce que jappelle « les forces de lespoir ». Face aux enjeux climatiques, les jeunes ont en main tous les outils nécessaires pour agir et changer le monde. Je suis confiant quils le feront.

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