Les impacts de la pollution lumineuse sur le monde sous-marin sont mal connus mais de nombreux scientifiques se penchent, depuis quelques années, sur la question. 22 % des régions côtières dans le monde sont victimes de cette pollution qui affecte la survie, la croissance ou encore la reproduction de nombreux organismes marins.
Par Marion Durand.
À la question « que sait-on de l’impact de la pollution lumineuse sur les organismes marins ? », la réponse apportée par les scientifiques interrogés est souvent identique : « On ne sait pas grand-chose ». Mais on en sait déjà suffisamment pour affirmer que cette pollution, qui touche 22 % des régions côtières dans le monde, perturbe de nombreuses espèces. La pollution lumineuse décrit les effets délétères liés à l’éclairage artificiel dans un environnement à l’origine dépourvu de lumière. Il en existe deux types : « la pollution lumineuse directe, celle qui nous éblouit et la pollution lumineuse indirecte, diffuse, qui crée des halos lumineux visibles à des centaines de kilomètres », précise l’astrophysicien Sébastien Vauclair.
Les études scientifiques menées pour comprendre l’impact de cette pollution concernent surtout les espèces terrestres mais la lumière artificielle, en pénétrant dans l’eau, affecte aussi la vie sous-marine. Elle touche particulièrement les espèces vivant près du littoral, des ports, des docks, dans les cours d’eaux, aux abords des hôtels flottants et même à proximité des navires et des plateformes offshore.
Une étude menée en 2020 par des chercheurs de l’Université de Plymouth au Royaume-Uni a révélé que la lumière artificielle émise par les villes côtières atteint jusqu’à trois-quarts des fonds marins. Quelques mois auparavant, une équipe internationale alertait, toujours dans la revue Nature, de l’impact de cette pollution :« La lumière artificielle pendant la nuit polaire perturbe le comportement des poissons arctiques et du zooplancton jusqu’à 200 m de profondeur ».
SURVIE ET CROISSANCE : DES ESPÈCES EN DANGER
Au Centre de Recherche Insulaire et Observatoire de l’Environnement (Criobe) de Moorea, en Polynésie française, Suzanne Mills, maîtresse de conférences à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE-PSL), s’intéresse à tous les stress d’origine anthropique (dû à l’activité humaine). Parmi eux, la pollution lumineuse perturbe les poissons des récifs coralliens. « Depuis plus de dix ans, les populations de poissons-clowns diminuent dans le lagon mais nous ne savons pas réellement pourquoi. La pollution lumineuse pourrait jouer un rôle important ».
Pendant deux ans, Suzanne Mills et Jules Schligler, doctorant en écophysiologie, ont étudié la survie et la croissance de poissons-clowns juvéniles exposés à une source lumineuse artificielle. Ils ont placé des spots lumineux près de leurs habitats, les anémones. Résultats ? Une exposition à long terme réduit leur survie (36 % en moyenne) et leur croissance (44 %). Une autre étude menée au Criobe, dont les résultats sont en cours d’analyse, montre que la pollution lumineuse entraîne aussi une baisse de certaines hormones sexuelles chez ces poissons : « Ces changements induisent un impact sur leur descendance, nous avons découvert que les juvéniles étaient plus petits et moins performants », observe Jules Schligler.
Damien Tran, chercheur CNRS au sein de la Station Marine d’Arcachon, a montré que la pollution lumineuse a aussi une influence sur la croissance des huîtres creuses. « En laboratoire, on a observé une diminution de 32 % de la croissance de l’animal lorsque l’huître est exposée pendant un mois à une source lumineuse artificielle ». Le biologiste mène (à partir de fin septembre) l’expérience en conditions réelles, sur l’île aux Oiseaux dans le bassin d’Arcachon. Avec le projet Luciole (Light pollution impacts on organisms living in coastal environments), il va soumettre les mollusques à une pollution lumineuse chronique. « Si on vérifie une baisse de 30 % de la croissance, ces informations seront précieuses pour les ostréiculteurs, qui éclairent volontairement leurs bassins pour lutter contre les vols. L’huître est un organisme clé des écosystèmes côtiers, sa survie est essentielle. »
Avant de mener le projet Luciole dans le bassin d’Arcachon, le chercheur Damien Tran a étudié l’impact de la pollution lumineuse sur les huîtres creuses en laboratoire. © Damien Tran
LA PONTE MENACÉE PAR LA POLLUTION LUMINEUSE
Que ce soit pour les coraux, les tortues ou les grenouilles, les études scientifiques montrent que la pollution lumineuse a un impact néfaste sur la ponte et la reproduction.
Une étude menée en 2019 par Jessica Hua sur des grenouilles a montré que la lumière artificielle diminue le succès d’éclosion des têtards et rend les amphibiens « plus vulnérables ». Les tortues marines font aussi partie des espèces fortement touchées par la pollution lumineuse car la plupart pondent la nuit. Après avoir enfoui leurs œufs, les femelles rejoignent l’eau en s’orientant vers l’horizon le plus lumineux qui est, en condition naturelle, la mer. La lumière est aussi le principal indice utilisé par les juvéniles pour localiser l’océan. « La présence de lumière artificielle sur les plages désoriente les individus qui se dirigent vers ces nouvelles sources de lumières, plus intenses. Les tortues risquent alors de se perdre, de se faire percuter par un véhicule, de mourir de déshydratation, ou encore, pour les jeunes, de devenir des proies faciles pour les prédateurs », décrit un rapport du Groupe Tortues Marines France.
Pour la plupart des êtres vivants, le cycle du jour et de la nuit est un élément structurant. Pour les coraux, le cycle lunaire et la position du soleil jouent un rôle majeur dans la synchronie de la ponte. « La luminosité émise la nuit de la pleine lune détermine le moment propice à la reproduction. En plus de déterminer des facteurs temporels, la basse luminosité nocturne permettrait également de réduire l’effet de prédation et donc une meilleure fécondation », décrit l’association Coral Guardian. La pollution lumineuse perturbe-t-elle ce phénomène de synchronisation ? « Évidemment, s’inquiète Christine Ferrier-Pagès, directrice de recherche, spécialiste de la biologie marine au Centre scientifique de Monaco. Les gamètes mâles peuvent être relâchés trop tôt ou les coraux peuvent pondre de manière aléatoire. Il peut aussi ne pas y avoir suffisamment de gamètes pour que la fécondation soit optimale. »
La pollution lumineuse perturbe aussi la photosynthèse des algues vivant en symbiose avec les coraux. Ces derniers « perdent leurs algues symbiotiques, on parle de blanchissement. La sévérité du blanchissement dépend de l’intensité du stress oxydant que subissent les coraux », détaille la responsable de l’équipe de écophysiologie corallienne.
Deux chercheurs du Criobe, Jules Schilgler et Thibaut Roost, étudie l’impact de la pollution lumineuse émise par les hôtels sur pilotis et ses bungalows sur le lagon en Polynésie. © Jules Schligler
TOUT UN ÉCOSYSTÈME PERTURBÉ
La pollution lumineuse n’est pas un phénomène à prendre à la légère selon Jack Falcon, chercheur émérite au CNRS et administrateur de l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN) : « Une grande majorité du milieu marin aquatique est affectée. On observe dans l’eau le même phénomène que sur terre. Si on perturbe un élément, c’est tout un écosystème qui pâtit ! Les études montrent qu’il y a une réorganisation des populations car les équilibres entre espèces sont bouleversés par l’éclairage. Toute la chaîne alimentaire est alors perturbée. »
Des espèces pourraient-elles disparaître à cause de la pollution lumineuse ? « Les causes sont souvent multifactorielles. La lumière contribue de façon significative et s’insère dans un ensemble de facteurs auxquels sont confrontés les êtres vivants : la hausse des températures, la pêche, la pollution, l’acidité des océans, etc. », prévient Jack Falcon. Les conséquences de l’interaction entre ces nombreux stress sont mal connues. « On sait peu de choses sur les effets combinés, s’inquiète Christine Ferrier-Pagès. Les coraux ne répondront pas de la même manière au changement climatique s’ils ne reçoivent aucun autre stress ou, au contraire, s’ils sont affaiblis par d’autres types de pollution comme la lumière. »
Malgré des mesures limitant l’éclairage public de nuit dans certaines communes, la pollution lumineuse ne cesse d’augmenter (2,2 % par an entre 2012 et 2016). Pourtant, « c’est une des pollutions les plus faciles à retirer », juge Jules Schligler. « Les solutions sont simples à mettre en place, on pourrait résoudre le problème aisément ! »