La compréhension du transport de l’oxygène dans les océans est cruciale pour évaluer les impacts du réchauffement climatique sur les écosystèmes marins. La solubilité de l’oxygène, qui diminue avec l’augmentation de la température de l’eau, joue un rôle déterminant dans les niveaux d’oxygène disponibles pour la vie marine. Dans ce contexte, l’étude récente menée par Esther Portela et son équipe de l’Université de Brest, explore les mécanismes du transport méridional de l’oxygène de 1950 à 2009. En identifiant deux principales cellules de transport, leurs travaux mettent en lumière les effets du réchauffement climatique sur la distribution de l’oxygène dans les océans.
par Laurie Henry
Pourquoi étudier l’oxygène dans l’eau est un enjeu global face au réchauffement climatique ?
La répartition de l’oxygène dissous (DO) dans les océans est primordiale pour le maintien des écosystèmes marins et est influencée par un ensemble complexe de facteurs physiques et biologiques.
La température de l’eau joue un rôle crucial dans cette dynamique, car la solubilité de l’oxygène dans l’eau de mer diminue à mesure que la température augmente. Cette propriété thermodynamique signifie que, dans un scénario de réchauffement climatique où les températures océaniques montent, la capacité des eaux de surface à capter l’oxygène diminue. En outre, la circulation océanique, qui comprend les mouvements verticaux et horizontaux de l’eau, transporte l’oxygène des zones bien oxygénées en surface vers les profondeurs moins accessibles. Ces mouvements sont essentiels pour distribuer l’oxygène aux grandes profondeurs, où la lumière solaire ne pénètre pas et où la photosynthèse ne peut se produire. Cependant, les modifications de la stratification thermique de l’océan dues au réchauffement peuvent perturber ces flux et réduire le mélange vertical, limitant ainsi le transport d’oxygène vers les eaux profondes et intermédiaires.
Les processus biologiques, tels que la photosynthèse et la respiration, influencent également fortement la concentration en oxygène. La photosynthèse par le phytoplancton dans la couche euphotique (la zone des premiers mètres de l’océan exposée à la lumière solaire) produit de l’oxygène, qui est ensuite consommé par la respiration des organismes marins.
En dessous de cette couche, l’oxygène est principalement consommé par la décomposition de la matière organique, un processus qui augmente avec la profondeur. Dans les zones de forte productivité biologique, comme les régions de remontée d’eau où les nutriments sont abondants, la consommation d’oxygène peut surpasser sa production, conduisant à la formation de zones minimum d’oxygène (OMZ). Ces zones sont des régions où la concentration en oxygène est extrêmement basse, souvent insuffisante pour soutenir la vie marine complexe.
La baisse de la solubilité de l’oxygène combinée à la diminution du mélange océanique due au réchauffement global pourraient donc exacerber l’expansion de ces zones hypoxiques, menaçant la biodiversité et les écosystèmes qui dépendent de niveaux suffisants d’oxygène dissous.
Modèles et simulation pour appréhender le voyage de l’oxygène dans l’eau
L’étude menée par Portela et al., 2024, et récemment publiée dans le Journal of Geophysical Research: Oceans avait donc pour objectif de mieux comprendre cette répartition de l’oxygène, et son évolution au cours du temps.
Pour ce faire, les chercheurs ont mis en œuvre une plateforme avancée de modélisation océanique basée sur le modèle numérique NEMO (pour Nucleus for European Modelling of the Ocean), couplée à la composante biogéochimique PISCES. Ce modèle dit « intégré » permet de simuler de manière dynamique et réaliste les interactions entre les différents composants physiques et chimiques de l’océan.
Le modèle NEMO traite des aspects tels que les courants, la température, la salinité et la formation des glaces de mer, tandis que PISCES se concentre sur les cycles biogéochimiques marins, y compris ceux de l’oxygène, du carbone, et des nutriments essentiels. Cette combinaison a permis aux chercheurs d’analyser les changements dans la distribution de l’oxygène dissous en réponse aux flux atmosphériques et aux processus océanographiques sur une période étendue, de 1950 à 2009, offrant une perspective longitudinale rare sur ces dynamiques complexes.
En outre, l’introduction d’une fonction de flux en coordonnées latitude-oxygène constitue une innovation significative de cette étude. Cette approche mathématique, utilisée traditionnellement pour décrire la circulation de la température ou de la salinité, a été adaptée pour tracer les flux d’oxygène. Concrètement, cette fonction permet de simplifier la représentation des mouvements d’oxygène entre les différentes couches de l’océan et entre les hémisphères, en visualisant les transports comme des flux dans un système de coordonnées qui combine la latitude et la concentration en oxygène. Cette méthodologie offre une vue intégrée et précise de la façon dont l’oxygène est redistribué par les grands systèmes de circulation océanique, et comment ces flux répondent aux changements climatiques.
Deux cellules de transport
L’analyse révèle que la répartition de l’oxygène à travers les océans se fait principalement via deux grandes cellules de transport méridional. La première, nommée la Cellule Nord, est principalement influencée par la circulation méridionale de retournement de l’Atlantique (AMOC). Ce système puissant de courants océaniques agit comme un tapis roulant géant, transportant de l’eau chaude et bien oxygénée depuis les tropiques vers le nord, avant de plonger dans les profondeurs de l’Atlantique Nord où elle se refroidit et se charge davantage en oxygène.
Cette eau riche en oxygène est ensuite redistribuée vers l’équateur et contribue significativement à l’oxygénation des couches intermédiaires et profondes de l’océan. Cependant, au cours de son périple vers le sud, cette eau perd une partie de son oxygène initial, principalement en raison des processus biologiques comme la respiration des organismes marins et la décomposition de la matière organique, ce qui est particulièrement marqué lors du passage de l’eau par les régions plus chaudes.
Parallèlement, la Cellule Sud, associée aux vastes et complexes bassins Indien et Pacifique, illustre une autre dynamique. Dans cette région, les eaux froides et riches en nutriments remontent des profondeurs vers la surface près de l’Antarctique, se chargeant en oxygène grâce aux interactions intenses avec l’atmosphère dans les zones de fort brassage marin. Ces eaux, maintenant saturées d’oxygène, se dirigent vers le nord à travers l’océan Indien et le Pacifique, distribuant cet oxygène vital en chemin. Néanmoins, cette cellule de transport est caractérisée par une désoxygénation notable à mesure que les eaux arrivent à l’équateur et se réchauffent, accentuée par une stratification accrue de l’océan qui limite les échanges verticaux d’oxygène.
Ce phénomène est exacerbé par le réchauffement global qui tend à augmenter la température de surface des océans, réduisant ainsi leur capacité à retenir l’oxygène dissous, et menaçant la biodiversité marine dépendante de niveaux suffisants d’oxygène, surtout dans les zones où la vie est abondante.