Entre absorption et émission accrue de carbone dans les eaux arctiques

06/05/2024

7 minutes

Pour tout le monde

océans et climat

Depuis les années 1970, le réchauffement rapide de l’Arctique transforme ses eaux, autrefois grands puits de carbone, en sources significatives de CO2. Cette inversion de rôle pose des questions cruciales sur les mécanismes de régulation climatique globale. Des chercheurs français du laboratoire Littoral Environnement et Sociétés de la Rochelle, en collaboration avec quelques scientifiques américains du Jet Propulsion Laboratory de la NASA et du Masschusetts Institute of Technology, explorent comment les flux de la rivière Mackenzie aggravent les émissions de CO2 dans la mer de Beaufort, au nord de l’Alaska. Ils soulignent l’urgence de reconsidérer notre compréhension des cycles biogéochimiques face au changement climatique.

par Laurie Henry

Les mécanismes d’absorption et d’émission du CO2

L’océan Arctique, bien qu’étant le plus petit des océans du monde avec ses 14 millions de kilomètres carrés, est essentiel à la régulation du climat global en raison de sa capacité à absorber d’importantes quantités de dioxyde de carbone (CO2).

Les mécanismes d’absorption et d’émission de CO2 dans l’océan Arctique sont influencés par plusieurs facteurs interdépendants les uns des autres : interactions entre les eaux océaniques et l’atmosphère, apports fluviaux et cycle de la glace de mer. L’océan Arctique est traditionnellement considéré comme un puits de carbone significatif, capable d’absorber jusqu’à 180 millions de tonnes métriques de carbone chaque année. Ce chiffre équivaut à plus de trois fois les émissions annuelles de carbone de New York City.

La capacité d’absorption du CO2 par l’océan est en grande partie attribuable à la dissolution directe du CO2 atmosphérique dans les eaux froides, plus efficaces que les eaux chaudes pour dissoudre les gaz. Cette capacité d’absorption est cruciale puisqu’elle modère les niveaux globaux de CO2 dans l’atmosphère et limite ainsi les effets du réchauffement climatique.


La carte ci-dessus, basée sur les données fournies par le Centre national de données sur la neige et la glace, montre l’étendue du pergélisol arctique. Toute roche ou sol restant à une température égale ou inférieure à 0 degré Celsius pendant deux ans ou plus est considéré comme du pergélisol. © Observatoire de la Terre de la NASA

Cependant, cette dynamique est perturbée par l’augmentation des températures et le dégel du pergélisol, ce dernier contenant des quantités massives de matière organique gelée. Une conséquence mise en évidence par la récente étude publiée par C.Bertin et al. dans Geophysical Research Letters.

La modélisation de la biogéochimie des eaux arctiques

Pour cela ils se sont appuyés sur le modèle ECCO-Darwin. Cet outil sophistiqué de simulation océanique et biogéochimique est développé conjointement par le Jet Propulsion Laboratory de la NASA et le Massachusetts Institute of Technology.  Il intègre des observations océanographiques étendues recueillies par des instruments basés en mer et par satellite au cours des deux dernières décennies.

Ce modèle est particulièrement adapté à l’étude des changements environnementaux complexes, car il assimile des données sur le niveau de la mer, la température de surface, la salinité et les concentrations de divers éléments chimiques. Pour l’Arctique, ECCO-Darwin simule les impacts des variations d’écoulement d’eau douce de la rivière Mackenzie et des apports de nutriments et de matière organique sur les flux de CO2. Il a ainsi permis de cartographier et de quantifier l’impact de ces apports sur la capacité de la mer de Beaufort à agir comme un puits ou une source de CO2 atmosphérique de 2000 à 2019.

Relation entre le flux annuel net de CO2 et la variabilité annuelle du débit annuel du fleuve Mackenzie. © storymaps.arcgis / ECCO-Darwin

Les résultats de ces simulations montrent que les périodes de forte décharge de la rivière Mackenzie, souvent couplées à des saisons de fonte de glace accrue, sont des moments où la mer de Beaufort libère de grandes quantités de CO2dans l’atmosphère. Selon les données du modèle, les émissions nettes de CO2 peuvent atteindre environ 0,13 million de tonnes métriques par an dans cette région, ce qui équivaut à l’émission annuelle de CO2 de 28 000 voitures fonctionnant à l’essence.

Ces émissions sont principalement dues à la dégradation de la matière organique transportée par la rivière, qui se trouve exacerbée par l’augmentation des températures et la réduction de la couverture de glace, permettant une plus grande interaction entre l’eau de mer et l’atmosphère. Ce modèle sert donc à comprendre les processus en cours, mais aussi à prédire les réponses possibles de l’océan Arctique à des changements climatiques continus.

Conséquences et perspectives futures

La transformation de l’océan Arctique en une source de dioxyde de carbone révèle des changements fondamentaux dans le cycle du carbone, soulignant ainsi la nécessité d’une surveillance accrue et d’une compréhension plus approfondie des interactions complexes entre les terres, les rivières, et les océans dans cette région.

La contribution significative des eaux côtières, qui représentent environ la moitié de la superficie de l’océan Arctique, est particulièrement préoccupante. Ces zones côtières servent de points de rencontre où les nutriments et les matières organiques transportées par les rivières, comme Mackenzie, se mélangent avec l’eau salée, subissant des transformations chimiques qui peuvent libérer du CO2 dans l’atmosphère.

De plus, depuis les années 1970, l’Arctique s’est réchauffé au moins trois fois plus vite que partout ailleurs sur Terre. Par conséquent, un dégel plus rapide du pergélisol se produit, libérant des quantités accrues de matière organique dans les rivières, qui est ensuite transportée vers l’océan, où elle est décomposée. Ce carbone organique est transformé en CO2, augmentant sa concentration dans l’eau, ce qui peut conduire à une saturation et une émission subséquente de CO2 vers l’atmosphère. Le rôle de la glace de mer est également crucial : lorsqu’elle est présente, elle peut limiter l’échange de gaz entre l’océan et l’atmosphère, mais la réduction de la glace de mer due au réchauffement climatique facilite une plus grande libération de CO2 accumulé.

Le fleuve Mackenzie, vu ici en 2007 depuis le satellite Terra de la NASA, draine une superficie de près de 1,8 million de kilomètres carrés lors de son voyage vers le nord jusqu’à l’océan Arctique. © NASA/GSFC/METI/ERSDAC/JAROS et équipe scientifique ASTER États-Unis/Japon

D’un autre côté, le phytoplancton microscopique flottant près de la surface de l’océan profite de plus en plus du rétrécissement de la glace marine pour fleurir dans les nouvelles eaux libres sous la lumière du soleil. Ces organismes marins végétaux captent et absorbent le CO2 atmosphérique pendant la photosynthèse.

Face à ces défis, il est crucial de développer des stratégies de gestion et des politiques adaptatives pour répondre aux conséquences potentielles de ces changements sur le climat global. Les modèles comme ECCO-Darwin sont essentiels pour prédire la façon dont les modifications des apports fluviaux et des conditions de glace influenceront le cycle du carbone dans l’Arctique à l’avenir.

Par ailleurs, il devient impératif de renforcer la coopération internationale pour la mise en place de réseaux de surveillance environnementale plus étendus et technologiquement avancés dans l’Arctique. Ces réseaux permettront de suivre en temps réel les changements dans les flux de carbone et aideront à élaborer des réponses politiques mieux informées pour atténuer les impacts du réchauffement arctique sur le climat mondial. L’étude des cycles biogéochimiques dans l’Arctique est non seulement cruciale pour la science climatique, mais également pour la planification de la résilience environnementale et climatique à l’échelle mondiale.

Source : Bertin, C., Carroll, D., Menemenlis, D. et al., “Biogeochemical River Runoff Drives Intense Coastal Arctic Ocean CO2 Outgassing”, Geophys. Res. Lett. 50, e2022GL102377, 2023

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