Cartographier la totalité des abysses pour 2030, un projet colossal

25/04/2024

7 minutes

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océans et technologies

Alors que la découverte et l’exploration de l’espace semblent monopoliser l’attention, une quête toute aussi ambitieuse se déploie dans les océans de notre planète. Le projet Seabed 2030, en collaboration avec diverses institutions telles que le GEOMAR Helmholtz Centre et le Schmidt Ocean Institute, vise à cartographier intégralement le fond marin d’ici 2030 et mettre notamment en exergue les monts sous-marins, véritable oasis de vie. Ce défi titanesque révèle non seulement l’importance des données bathymétriques mais aussi les innovations technologiques qui pourraient transformer notre compréhension des océans.

Par Laurie Henry

Photo de couverture: le plus grand des quatre monts sous-marins récemment découverts par le R/V Falkor du Schmidt Ocean Institute. © Schmidt Ocean Institute, CC BY-NC-SA 4.0

Exploration des monts sous-marins, une clé de la cartographie abyssale

Les monts sous-marins représentent des formations géologiques impressionnantes qui émergent du plancher océanique sans atteindre la surface de l’eau. Ces structures massives, souvent d’origine volcanique, sont des éléments cruciaux de la topographie océanique. Les découvertes récentes effectuées par le Schmidt Ocean Institute dans des régions comme les dorsales de Salas y Gómez et de Nazca, situées dans le Pacifique Sud-Est, ont mis en lumière leur rôle écologique et géophysique significatif. Ces monts influencent fortement les courants marins en modifiant les flux océaniques, ce qui peut affecter le climat régional et même global. Concrètement, la manière dont ils modifient les courants locaux entraîne la formation de zones de remontée d’eau froide et riche en nutriments essentiels pour la vie marine.

L’exploration de ces montagnes sous-marines révèle également une biodiversité exceptionnelle. En raison de leur isolement et de leur environnement spécifique, ces monts sous-marins hébergent souvent des espèces endémiques qui ne se trouvent nulle part ailleurs sur la planète. Ces écosystèmes deviennent de fait des hotspots de biodiversité.

« Il est alors crucial de pouvoir cartographier nos fonds marins ! »

Comme le précise T. Hornyak dans un article d’EOS, GEBCO (carte bathymétrique générale des océans) et la Fondation Nippon (organisation japonaise à but non lucratif qui canalise les bénéfices des courses de bateaux à moteur vers des causes philanthropiques, ndlr) ont créé Seabed 2030 en 2017. L’objectif était d’utiliser la cartographie des océans pour soutenir l’objectif de développement durable 14 des Nations Unies, à savoir « conserver et utiliser durablement les océans, les mers et les ressources marines pour le développement durable ». À l’époque, seulement 6 % des fonds marins avaient été cartographiés avec les normes modernes, selon le projet.

La carte du monde GEBCO montre la bathymétrie connue des fonds marins mondiaux sous la forme d’une carte couleur en relief ombré. Les images sont basées sur la version 2022 de la grille mondiale GEBCO. © GEOMAR

Toutes les données Seabed 2030 sont téléchargées sur la grille GEBCO des fonds marins en accès libre. La grille montre que 24,9% ont été cartographiés selon la résolution Seabed 2030, ce qui laisse environ 75% à réaliser au cours des 6 prochaines années si l’objectif du projet doit être atteint.

Technologies et méthodologies avancées nécessaires à la cartographie des grands fonds

L’acquisition de données précises sur les profondeurs océaniques représente un véritable défi technique et logistique, exacerbé par l’immensité et la complexité des fonds marins. Les sondeurs échos, utilisés traditionnellement par les navires, projettent des ondes sonores vers le fond de l’océan et mesurent le temps que ces ondes mettent à revenir pour estimer la profondeur des eaux. Bien que cette méthode fournisse des informations de haute résolution, elle est limitée par la portée des navires et la difficulté d’accéder à certaines zones reculées ou trop profondes. En réponse à ces limitations, des technologies plus avancées ont été développées pour compléter et étendre la portée de la cartographie traditionnelle.

Parmi ces technologies, l’altimétrie par satellite et les drones hydrographiques non habités sont particulièrement prometteurs. L’altimétrie par satellite, par exemple, mesure les anomalies de la surface de la mer qui peuvent indiquer des variations du relief sous-marin. Bien que cette méthode offre une résolution moins fine que celle des sondeurs échos, elle permet cependant de couvrir de vastes zones rapidement, ce qui est crucial pour les grands espaces inexplorés.

Détection des reliefs sous-marins. © Seabed 2030

D’autre part, les drones hydrographiques tels que ceux promus par le projet Seabed 2030 en collaboration avec des institutions comme GEOMAR, peuvent naviguer de manière autonome sur de longues distances, jusqu’à 7000m de profondeur. Ils collectent des données sonar multifaisceaux qui cartographient le plancher océanique en détail à un coût opérationnel bien moindre que les navires habités. Néanmoins, il s’agit d’une entreprise colossale compte tenu de défis tels que la couverture de glace permanente près des pôles et le fait qu’environ la moitié de l’océan mondial a une profondeur supérieure à 3 200 mètres.

D’autres experts espèrent que de nouvelles formes d’intelligence artificielle accéléreront la mission de cartographie. En plus des navires d’exploration de surface et sous-marine, les chercheurs de l’Agence japonaise pour les sciences et technologies marines et terrestres (JAMSTEC) déploient des techniques d’apprentissage en profondeur pour améliorer la résolution des données topographiques existantes.

L’approche utilisant les réseaux de neurones convolutifs* est « étonnamment efficace et peut être utilisée comme méthode complémentaire pour diriger la détection de profondeur », explique Eiichi Kikawa dans l’article EOS le scientifique des données chez JAMSTEC.

Collaborations internationales essentielles pour découvrir les fonds marins

Le projet Seabed 2030, par son envergure et ses ambitions, incarne une coopération internationale sans précédent dans le domaine de la recherche marine. L’accord de collaboration entre le GEOMAR Helmholtz Centre for Ocean Research Kiel et le projet Seabed 2030, formalisé par un mémorandum d’entente, est un parfait exemple de cette dynamique de coopération.

De plus, le crowdsourcing et l’utilisation de données open source sont essentiels pour ce projet. Il s’appuie sur des dons de données provenant de multiples sources : scientifiques et philanthropes, sociétés d’enquête offshore, et exploitants de navires de pêche, de croisière et de cargo.

Ainsi, en novembre 2023, le projet Seabed 2030 a révélé la réception d’un don significatif comprenant des données couvrant 8 000 kilomètres carrés de régions éloignées et peu accessibles. Ces données bathymétriques de haute résolution, offertes par ARGANS, une entreprise britannique spécialisée dans la télédétection, ont été obtenues grâce à des observations satellitaires. Dans une démarche similaire, les gardes côtes japonais ont contribué à enrichir les archives de la GEBCO avec un ensemble complet de données bathymétriques englobant les régions autour du Japon et de l’Antarctique.

Cette collaboration s’inscrit également dans un cadre plus large de gouvernance des océans et de conservation marine. En partageant ouvertement les données collectées avec la communauté mondiale, le projet Seabed 2030 et le GEOMAR ne renforcent pas seulement la recherche scientifique, mais facilitent aussi la mise en place de zones marines protégées et la planification spatiale marine. Ces actions sont vitales pour la protection de la biodiversité marine et pour assurer la durabilité des ressources maritimes.

Elles offrent une base solide pour les politiques environnementales et de développement durable à l’échelle mondiale. En effet, la réussite de Seabed 2030 pourrait transformer la manière dont nous gérons et protégeons nos océans, rendant ces efforts cruciaux pour l’avenir écologique de la planète.

* Les réseaux de neurones convolutifs (CNN) sont des modèles de deep learning structurés en couches pour traiter les données disposées en grille, comme les images. Ils fonctionnent en appliquant des filtres qui reconnaissent et analysent les motifs visuels pour comprendre et classifier les images.

Source : T. Hornyak, “New seafloor map only 25% done, with 6 years to go”, Eos, 105, 2024

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