Les écosystèmes marins jouent un rôle vital dans la régulation du climat et la préservation de la biodiversité. Cependant, la conservation de ces écosystèmes reste souvent limitée à une vision bidimensionnelle, négligeant les profondeurs océaniques. Une étude du CRIOBE et de l’Université de Washington révèle cette lacune, et propose une approche tridimensionnelle pour mieux protéger la biodiversité marine face aux pressions croissantes de la pêche en eaux profondes. Elle souligne ainsi des implications cruciales pour les politiques de conservation.
par Laurie Henry
La conservation des écosystèmes marins est cruciale pour la durabilité de l’océan. Cependant, les efforts actuels de conservation restent insuffisants, particulièrement en ce qui concerne les zones profondes. Les stratégies actuelles négligent souvent la dimension verticale des océans, concentrant les efforts sur les eaux peu profondes. Cette lacune expose les écosystèmes profonds à des pressions de plus en plus fortes et insoupçonnées.
Une approche tridimensionnelle pour la conservation marine
Les chercheurs du CRIOBE (CNRS) et de l’Université de Washington ont proposé une nouvelle méthode d’évaluation des impacts humains et des efforts de conservation en prenant en compte les trois dimensions de l’océan : latitude, longitude et profondeur.
Cette nouvelle méthode, publiée dans la revue Nature Communication, intègre une typologie des principales unités écologiques à travers les différentes profondeurs de l’océan. En superposant ces unités écologiques à une cartographie bidimensionnelle des écorégions marines, les chercheurs ont pu développer une représentation tridimensionnelle plus précise des écosystèmes.
Les analyses s’appuient sur des bases de données publiques, telles que le Global Fishing Watch pour les activités de pêche, le World Database on Protected Area pour les efforts de conservation et le GEBCO pour les données bathymétriques.
Cette approche innovante permet une évaluation précise de la représentativité écologique des aires marines protégées (AMP) et des autres mesures de conservation. En considérant les dimensions verticale et horizontale, il devient possible de mieux identifier les zones nécessitant une protection accrue et de comprendre l’impact des activités humaines, telles que la pêche, à différentes profondeurs. Globalement, cette méthode révèle que les efforts de conservation sont souvent concentrés sur les zones peu profondes, laissant les écosystèmes profonds largement sous-protégés.
Disparités dans les efforts de conservation selon les profondeurs
Les écosystèmes peu profonds, situés entre 0 et 30 mètres, bénéficient de la plus grande couverture de protection, avec 15 % de ces zones ayant une forme de protection. Ces zones peu profondes sont souvent privilégiées en raison de leur accessibilité et de leur visibilité, ce qui facilite la mise en place de mesures de conservation et la surveillance de leur efficacité. En revanche, les écosystèmes plus profonds, tels que les zones mésophotiques (30 à 150 mètres), rariphotiques (150 à 300 m), et abyssales (3500 à 6000 mètres), sont largement sous-protégées. L’objectif de 10 % de couverture de protection fixé par la Convention sur la Diversité Biologique, qui aurait dû être atteint depuis 2020, n’est toujours pas atteint. Moins de 0,7 % de ces zones bénéficient d’une protection élevée ou totale selon les classifications de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), ce qui laisse ces écosystèmes vulnérables aux pressions anthropiques croissantes.
Ces déséquilibres dans la protection marine sont exacerbés par la pratique de la conservation résiduelle. Cette approche consiste à établir des aires protégées dans des zones où l’impact des activités humaines est relativement faible, afin de minimiser les conflits avec les usages économiques existants comme la pêche.
Ainsi, les zones les plus menacées par les pressions humaines, comme les activités de pêche intensive en eaux profondes, restent souvent sans protection adéquate. Cette situation limite l’efficacité globale des efforts de conservation et met en danger les écosystèmes marins les plus fragiles. Pour remédier à ces lacunes, il est crucial de réévaluer et d’ajuster les stratégies de conservation afin d’inclure une protection significative des zones profondes, en tenant compte de leur importance écologique et de leur vulnérabilité.
L’impact de la pêche en eaux profondes
La pêche constitue la principale pression anthropique sur les écosystèmes marins, perturbant gravement la biodiversité et les processus écologiques. Les évaluations récentes indiquent que 37% de l’effort de pêche mondial se concentre en dessous de 300 mètres de profondeur. Ces activités de pêche en eaux profondes incluent des techniques telles que les chaluts de fond et les lignes dérivantes, qui sont particulièrement destructrices.
Les chaluts de fond, raclant le fond de l’océan, endommagent les habitats benthiques, détruisent les coraux et autres structures essentielles à la vie marine. De même, les lignes dérivantes peuvent s’étendre sur des kilomètres, capturant non seulement les espèces ciblées mais aussi de nombreuses autres espèces marines, y compris des espèces menacées.
Les impacts de la pêche en eaux profondes ne se limitent pas aux zones directement exploitées. Ces activités perturbent l’ensemble de la colonne d’eau, affectant les processus écologiques essentiels tels que les chaînes alimentaires, le cycle des nutriments et la séquestration du carbone. Les organismes des profondeurs, souvent lents à se reproduire et à croître, sont particulièrement vulnérables aux perturbations.
Par ailleurs, les pratiques de pêche en eaux profondes peuvent entraîner des effets en cascade, où la diminution des populations de certaines espèces peut altérer l’équilibre écologique de vastes zones marines. En perturbant les interactions entre les espèces et les habitats, la pêche en eaux profondes compromet non seulement la biodiversité actuelle, mais aussi la résilience des écosystèmes marins face aux changements environnementaux futurs.
Vers une conservation marine plus équilibrée
Pour améliorer la conservation des océans, deux recommandations clés émergent de ces études.
Premièrement, il est essentiel que la conservation inclue une représentation en profondeur. En intégrant la profondeur comme critère pour identifier les zones de conservation, on pourrait mieux capturer et protéger la biodiversité souvent inconnue et vulnérable des écosystèmes profonds. Cette approche permettrait de combler les lacunes actuelles dans la protection des zones sous-marines, en s’assurant que les efforts de conservation ne se concentrent pas uniquement sur les eaux peu profondes, mais couvrent toute la colonne d’eau.
Deuxièmement, les mesures de conservation doivent être évaluées en tenant compte de la profondeur pour mieux intégrer les différentes strates de l’océan dans les stratégies de protection. Cela nécessite une reconfiguration des outils d’évaluation actuels pour qu’ils incluent des données spécifiques aux différentes profondeurs, garantissant ainsi une protection plus holistique et efficace des écosystèmes marins.
En adoptant ces recommandations, les politiques de conservation pourront mieux répondre aux défis posés par les activités humaines, en protégeant de manière équilibrée et durable l’ensemble de la biodiversité marine.
Source : Jacquemont, J., Loiseau, C., Tornabene, L. et al., “3D ocean assessments reveal that fisheries reach deep but marine protection remains shallow”, Nat Commun 15, 4027 (2024).
Photo de couverture © Yavuz Sariyildiz, Shutterstock