Yan Ropert-Coudert, directeur de l’IPEV : « Priorité à la science pour comprendre et réduire les impacts dans les régions polaires »

27/07/2023

10 minutes

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Yan Ropert-Coudert est directeur de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor depuis juin 2022. Sa carrière scientifique est animée par l’étude de la biodiversité dans les pôles, via la technique du bio-logging. Il est aujourd’hui l’une des voix qui porte à l’international pour donner le pouls de l’Antarctique et de l’Arctique. Parce qu’ils sont les moteurs du changement climatique, et que tout ce qui s’y produit affecte tous les endroits du monde. Entretien.

Propos recueillis par Marguerite Castel pour Océans connectés. Brest 18 juillet 2023.

 

Quelles sont les grandes étapes de votre parcours qui vous ont mené jusqu’aux régions polaires et à la direction de l’Institut polaire ?

 « J’ai été formé à l’écologie de l’environnement, d’abord en milieu forestier sur l’étude de la faune sauvage. C’est par le biais du service militaire que je me suis retrouvé à l’archipel Crozet (subantarctique) comme hivernant dans un programme de recherche sur le manchot royal, en 1995. Ensuite cela s’est enchaîné, je n’ai plus vraiment quitté le sujet polaire. J’ai débuté ma carrière scientifique à l’Institut polaire japonais où j’ai étudié en 10 ans beaucoup d’espèces en mettant au point le bio-logging.

J’ai ensuite intégré le CNRS puis créé un observatoire biologique en 2010 pour étudier les manchots Adélie et comment la banquise influence leurs capacités de pêche et de reproduction. On a montré que la dynamique de la banquise, son état, pouvait entraîner des échecs ou des succès de reproduction massifs. Ce programme de recherche mené au CNRS est déployé par l’Institut polaire français comme d’autres observatoires en Antarctique.

Durant toutes ces années, je me suis beaucoup impliqué dans des organisations internationales axées sur le polaire, dont le comité scientifique de la recherche Antarctique. Je chapeautais toutes les sciences biologiques internationales. J’ai acquis une vision globale, je connais le terrain, la communauté scientifique et les institutions. J’ai intégré la représentation française du Traité sur l’Antarctique en 2019 où j’ai rencontré le précédent directeur de l’Institut. Il m’a appelé à ses côtés ici en 2021, je lui ai succédé en juin 2022. J’ai réorganisé la direction comme un tandem : j’assure la vision scientifique internationale globale ; mon adjointe porte la responsabilité managériale, à Brest, en continu. Elle a la barre, j’ai la longue vue !

Yan Ropert-Coudert à la station Dumont-d’Urville en Antarctique, 2016. « Je suis attiré par les régions polaires pour le côté extrême des habitats. La vie y est foisonnante même à -20 °C, les fonds marins y sont très riches en espèces inconnues, c’est une biodiversité captivante. J’aimais aussi me retrouver dans une bulle de répit, où l’on peut se couper du monde et se concentrer sur sa mission. » – Crédit Photo : Alain Mathieu – Institut Polaire Français

 

Quels sont les prochains défis de l’Institut polaire français ?

Le premier défi est de continuer à fonctionner dans un environnement financier et géopolitique international très dégradé, avec l’absence de la Russie dans le dialogue Arctique mais aussi Antarctique.

Depuis l’invasion en Ukraine et l’envolée des prix du pétrole, les coûts de nos opérations sont amplifiés : envoyer un container en terre Adélie est multiplié par 4. On doit diminuer certains investissements alors que la demande en science augmente -ce qui est positif-.

Dans le contexte de la décennie de l’Océan, les nations sont en ordre de marche sur le suivi polaire, les projets de recherche se bousculent un peu au portillon. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche (tutelle principale) et le CNRS nous soutiennent fortement, mais nous espérons des subventions à la hausse pour faire face à cette inflation continue de projets et un objectif de 58 salariés permanents. Autant dire que nous sommes très vigilants sur nos finances !

La stratégie polaire française est notre feuille de route à l’horizon 2030. Elle ambitionne de renforcer les rôles et les moyens de l’Institut : déployer la science dans les régions polaires ; établir la chaîne de mise en œuvre de la recherche. De la sélection des projets, à l’adéquation des moyens matériels humains et financiers et au déploiement logistique sur le terrain. Nous assurons aussi la gestion des infrastructures, principalement 3 stations en Antarctique, Dumont-Durville, Robert-Guillard et Concordia (avec les italiens) et deux en Arctique, Awipev et Jean-Corbel avec les Allemands. Celle aussi du brise-glace l’Astrolabe que l’institut affrète 120 jours par an durant l’été austral, et du Raid (caravane de ravitaillements de 1100 kms sur la glace).  Pour avoir un ordre d’idée, le fonctionnement de la station Concordia représente déjà 40 % de notre budget qui est de 21 M€.

 

L’institut affirme-t-il sa dimension internationale et sur quelles expertises ?

Oui assurément et il est légitime. La France reste un pionnier de l’exploration polaire depuis 60 ans, il y a un savoir-faire accumulé qui permet aux scientifiques de travailler dans les milieux hostiles. Et de continuer de découvrir avec de nouvelles technologies !

L’échange international est un grand volet de notre mission. Nous donnons le pouls des pôles à de nombreuses instances internationales, notre voix pèse sur la conservation des écosystèmes, les nouvelles technologies, comment réduire l’empreinte carbone de nos missions sur place…

Nous avons aussi un rôle d’alerte auprès du Traité antarctique en produisant des outils et des indicateurs fiables sur le changement climatique.

Au sein du Conseil des opérateurs en Antarctique, nous parlons opérationnel, sécurité et technique ; les mains dans le cambouis. Là, il y a beaucoup d’échanges entre les nations, y compris avec la Russie et la Chine.

Observation d’une colonie de manchots par des scientifiques à la station Dumont d’Urville en Antarctique. Crédit Photo : François Forget- – Institut polaire français, 2019

Quelles sont vos prochaines missions ?

Nous aurons plus de 80 projets de recherche à déployer l’année prochaine. Parmi les sujets majeurs, il y a la compréhension des mouvements des glaciers (Mertz) et des processus de perte et de gain de glace (mass balance) ; l’observation astronomique des exoplanètes depuis Concordia (3300 m d’altitude, sans pollution lumineuse) ; la bataille pour l’implantation de l’aire marine protégée en mer de D’Urville. Avec l’Allemagne, nous sommes engagés dans l’opération internationale InSync, pour déployer l’éventail de toutes les disciplines scientifiques (biologie marine, glaciologie, géologie, météorologie etc.) de manière coordonnée en 2027.

L’objectif est un état des lieux de l’océan austral et de l’Antarctique en 2030, l’année polaire internationale. Cela paraît loin mais c’est le temps nécessaire pour faire un travail crédible.

Quelles pressions pèsent sur les régions polaires. Sont-elles identiques en Arctique et en Antarctique ?

Elles sont énormes, car les phénomènes sont inquiétants et rapides, les bouleversements sont nombreux.

Comment vont se comporter les glaciers ? Quelles incidences sur la montée des eaux, sur la séquestration du carbone en océan austral (le puits sature), sur les courants océaniques ? Quels effets sur la dynamique de l’océan ?

Les enjeux sont multiples, à la fois climatiques, géopolitiques et sur la biodiversité. Des espèces comme le manchot Empereur et l’Ours polaire sont menacées de disparition avec la fonte des glaces. Il y a encore des espèces inconnues et tout un potentiel génétique à découvrir. En Arctique, le milieu naturel et l’habitat de plusieurs populations sont très perturbés.

Les pôles sont les moteurs du changement climatique. Observez une carte avec l’Antarctique au milieu, on voit bien qu’il n’y a qu’un seul océan, les courants océaniques sont les courroies qui drainent. Tous les changements aux pôles affectent tous les endroits du monde.

Projection de Spilhaus. Imaginée en 1942 par l’océanographe et physicien Athelstan Frederik Spilhaus, cette carte place l’océan global au centre du monde autour de l’Antarctique.

 

Comment renforcer la protection de ces zones cruciales ?

En donnant la priorité à la science et des moyens ; c’est la clé pour réduire l’impact sur les milieux. On essaye de comprendre pour mieux se préparer à ce qui arrive. Il s’agit d’explorer de documenter. De cette information scientifique, des engagements concrets doivent désormais être fixés lors des sommets internationaux. Il faut les accompagner et les tenir face aux lobbies et aux politiques de court terme.

Les risques climatiques sont sous-estimés, 1/3 de la population a pris conscience de la situation. Il lui faut encore changer sa façon de vivre, c’est une éducation du quotidien.

La bataille de l’eau a déjà commencé, on y est et on pollue toujours !

Que pensez-vous du tourisme dans les régions polaires ?

C’est un sujet controversé sur lequel la communauté scientifique est divisée. On n’a pas de ligne claire. Pour ma part, je pense qu’on ne pourra pas empêcher des navires d’opportunités de circuler dans les régions polaires. Mieux vaut réguler, encadrer, accompagner ces aventures, savoir quelles seront leurs activités pour éviter qu’elles ne posent des problèmes sur l’environnement et aussi de sécurité humaine dans des conditions extrêmes. S’il faut stopper nos recherches pour aller chercher des touristes en perdition, ce sont des millions d’euros d’argent public qui pourraient être gaspillés.

Il faut aussi discuter avec les tour-opérateurs afin de réduire les pollutions de leur présence. Qu’ils protègent la pureté de ce milieu extrême qu’ils vendent justement !

Selon vous, comment vont évoluer les routes commerciales du Nord Est dans le contexte politique international ?

L’ Arctique ne fond pas naturellement. De nouvelles routes commerciales se sont ouvertes avec des passages plus faciles, moins limités dans le temps. La zone est énorme et très convoitée, le trafic va s’intensifier. Pour certains, c’est exclusivement une opportunité de profit économique.

C’est aussi une source de tension géopolitique car cette route est toujours contrôlée par la Russie aujourd’hui. Or des nations « quasi arctiques » se positionnent, la Chine notamment…

Faut-il partager davantage la connaissance, resserrer les liens entre science et société ?

L’institut est très attaché à mettre en avant des connaissances qui ne doivent pas rester dans le giron des scientifiques.

Il y a une fascination du grand public pour l’Antarctique, il faut s’en servir pour informer davantage. Nous emmenons parfois sur le terrain polaire des artistes (Emmanuel Lepage), des médias, nous accompagnons des tournages de films (La Marche de l’Empereur), de documentaires (L’Odyssée Antarctique de Djamel Tahi).

Récemment, l’Institut a intégré un groupe de travail au sein de l’Alliance nationale de recherche pour l’environnement, afin d’alimenter une information holistique sur les pôles.

Fin 2023 à Paris, un sommet international des pôles sera une nouvelle opportunité de partager publiquement un état des lieux et espérer de nouveaux engagements !

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