Martin Huret, chercheur en halieutique spécialisé sur les petits pélagiques à l’Ifremer a participé à quatre programmes de recherche, dont un en tant que coordinateur. La restitution des résultats se fera en avril prochain, lors du colloque Transpel, à Plouzané. Il nous explique les enjeux et le contexte scientifique, économique et social dans lesquels s’inscrivent cet événement et les quatre grands programmes scientifiques autour des petits pélagiques comme la sardine ou l’anchois.
Propos recueillis par Maud Lénée-Corrèze
Photo de couverture : Martin Huret à bord du navire océanographique Thalassa © ifremer
Océans Connectés : Quel est le programme du colloque Transpel ?
Martin Huret : Il y aura trois journées complètes, du 1er au 4 avril, avec de nombreuses présentations de travaux scientifiques, soit orales soit sous forme de posters exposés tout au long du colloque. Dans le volet vulgarisation, nous organiserons une rencontre avec le public lors d’une conférence à Océanopolis le mercredi soir autour de trois sujets sous forme de tables-rondes : l’observation des petits pélagiques pour marquer les 25 ans de la campagne halieutique PELGAS, les spécificités de la filière française avec l’industrie de la conserve, une façon de célébrer le centenaire de la grève des Penn Sardine de Douarnenez, et finalement une thématique sur l’état de santé des écosystèmes pélagiques. Et puis le jeudi, nous souhaitons mener une autre table-ronde avec les professionnels sur les enjeux de transition de la filière. Nous espérons qu’ils viendront nombreux, afin de faire de ce colloque une véritable rencontre entre scientifiques et acteurs économiques, des pêcheurs aux conserveurs.

Lors de la campagne PELGAS de 2011, mise à l’eau d’un filet à larves à bord du navire océanographique Thalassa ©Florence Sanchez/Ifremer
O.C. : Ce colloque intervient donc à la fin de quatre programmes de recherche, DEFIPEL, DELMOGES, OMEGA et FORESEA. Pourriez-vous rappeler le but de chacun, dans les grandes lignes, et ce qui fait leur intérêt par rapport à d’autres projets menés auparavant ?
M.H. : Ces projets ont chacun revêtu un fort caractère interdisciplinaire, afin de travailler sur toutes les dimensions des socio-écosystèmes associés aux filières des produits de la mer, et en particulier à celle des petits pélagiques pour les projets DEFIPEL et OMEGA. Ces programmes s’inscrivaient dans un contexte de diminution de la taille des petits pélagiques que ce soit en Méditerranée ou sur la côte Atlantique, reliée de façon de plus en plus évidente aux effets du dérèglement climatique. Il s’agissait d’abord de mieux comprendre ces modifications et leurs impacts sur le reste de la chaîne alimentaire, puisque les petits pélagiques sont des espèces « fourrage », responsables du transfert de l’énergie et d’éléments essentiels comme les oméga-3 chez les mammifères marins, les oiseaux… et les humains.
Avec DEFIPEL, qui visait à développer une approche de gestion intégrée de la filière des petits pélagiques, nous sommes allés au-delà de l’étude de l’écologie des poissons et de leur dynamique de population, sur lesquelles nous nous sommes historiquement focalisés, en y ajoutant l’analyse de tout le tissu socio-économique dépendant de ces espèces, les pêcheurs, mais aussi l’aval de la filière, les conserveurs, les distributeurs, et les consommateurs.

Le projet Sentinelle anchois-sardine, mené entre 2009 et 2010, était complémentaire de la campagne halieutique annuelle PELGAS de l’Ifremer. Il vise à utiliser les navires de pêche pour effectuer un suivi tout au long de l’année sur deux habitats essentiels de l’anchois et de la sardine dans le golfe de Gascogne. Un échantillon sera prélevé sur l’ensemble des anchois ici capturés pour les étudier © Damien Delaunay/Ifremer
Avec OMEGA, nous nous sommes intéressés aux effets potentiels d’une diminution de la disponibilité en oméga-3 au sein des chaînes alimentaires marines telle qu’anticipée sous l’influence du réchauffement de l’océan. Est-ce que cette diminution en oméga-3 peut en partie expliquer les diminutions de croissance observées chez la sardine ? Des sociologues ont par ailleurs étudié la manière dont la qualité nutritionnelle des boîtes de sardine – qui portent de plus en plus la mention « riche en oméga-3 » – est perçue par les consommateurs, si c’est un argument d’achat ou pas, et donc in fine, en quelle mesure la baisse de la concentration de ces acides gras pourrait diminuer l’attrait des consommateurs pour ces produits.
DELMOGES s’intéressait aux captures accidentelles de dauphins, dans un contexte de forte augmentation depuis 2016. Nous avons pu constater que la distribution spatiale des petits pélagiques avait changé dans le golfe de Gascogne, se rapprochant des côtes, ce qui s’explique notamment par une disparition des grosses sardines au large. Une hypothèse avancée est que leurs prédateurs, en particulier les dauphins, les auraient suivies, augmentant leurs interactions avec les pêcheurs.
FORESEA, enfin, était plus global, car il posait la question de la disponibilité des produits de la mer en France à l’horizon 2050 en fonction des différents scénarios du GIEC. Nous avons mené un large exercice de prospective avec un spécialiste afin d’établir différents narratifs d’évolution des filières des produits de la mer portant sur l’état de la ressource, les pêcheries associées, leur gouvernance ou encore l’évolution du comportement des consommateurs. Même s’il ne s’agissait pas juste des petits pélagiques, ceux-ci, représentant une bonne part de l’alimentation des plus gros poissons et un quart des captures à travers le monde, sont un enjeu alimentaire pour de nombreux pays dont la France.

Les sardines, pêchées depuis très longtemps, sont d’importantes sources d’oméga-3 pour les mammifères marins et les humains. Elles sont consommées dans de nombreuses régions du monde © pexels/ Thiago
O.C. : Et sur les plans économique et social ?
M.H. : Les pêcheurs ne sont pas dépendants seulement de la biomasse, mais aussi de la filière en aval, notamment des conserveurs qui ont des exigences en termes de taille et de contenu en matière grasse de la sardine, pour des raisons de qualité nutritionnelle et de coût de production. Si la taille des poissons continue de diminuer, même avec une biomasse stable, un risque important existe pour cette filière dans le golfe de Gascogne à court terme, à l’image de ce qu’il s’est passé en Méditerranée avec une diminution d’un facteur 10 des débarquements. Nous avons travaillé avec les professionnels sur de nouvelles approches de gestion, pour aller plus loin que les simples indices de biomasse, en incluant les intérêts de l’ensemble des acteurs de la filière, par exemple les conserveurs. Plusieurs outils ont été créés, dont un tableau de bord disponible en ligne, rassemblant des séries temporelles sur l’état de l’habitat pélagique, de la ressource, des pêcheries et sur l‘économie de la filière aval, permettant d’avoir rapidement un diagnostic complet sur l’état du socio-écosystème. Des scénarios d’évolution de la filière à 10 ans, en fonction de ce qui était souhaitable, non souhaitable, probable, ont aussi été réalisés pour aider la filière à se projeter dans l’avenir.

Toujours lors de la campagne Sentinelle anchois-sardine, étude des prises, ici des anchois © Damien Delaunay/Ifremer
Les projets OMEGA et FORESEA nous ont permis de toucher du doigt des éléments connexes aux filières françaises, comme les enjeux de compétition internationale pour la ressource. En effet, les filières des petits pélagiques sont internationales, avec par exemple une part importante des boites présentes dans nos supermarchés remplies de sardines marocaines. La question de la souveraineté alimentaire est également posée par le fait qu’une part croissante des petits pélagiques termine en farine pour les élevages de saumon notamment, qui profitent essentiellement aux consommateurs des pays du nord aux dépens de ceux des pays du sud d’où proviennent la majeure partie de ces petits poissons pélagiques.
O.C. : Vous avez notamment travaillé avec les professionnels pour DEFIPEL et DELMOGES – financés en partie par France Filière Pêche –, qu’est-ce que ce travail collaboratif vous a apporté ?
M.H. : Nous avons noué des relations plus solides avec les pêcheurs et les autres acteurs économiques. À l’Ifremer, il y a toujours eu des interactions avec la profession, dans le cadre par exemple de nos campagnes annuelles d’évaluation de biomasse PELGAS dans le golfe de Gascogne, mais jamais de manière si collaborative au sein de projets portant sur les petits pélagiques. Ils ont désormais davantage confiance en nos données et résultats, ayant compris nos méthodes. C’est devenu naturel de se retrouver pour discuter autour de l’actualité de la filière et sur nos dernières avancées en recherche et expertise. En travaillant avec pêcheurs et conserveurs, nous pouvons toucher du doigt leurs préoccupations, intégrer leur connaissance empirique de terrain, et ainsi donner davantage de sens à nos recherches.

Depuis 2007, des navires de pêche accompagnent le navire océanographique Thalassa lors de la campagne PELGAS ©Damien Delaunay/Ifremer
Évidemment, cette collaboration n’est pas toujours si fluide : pour le programme DELMOGES, les relations avec les professionnels étaient nettement plus complexes parce qu’il a été mené au cours de la période très tendue qui a conduit à la fermeture de la pêche dans le golfe de Gascogne en février 2024, reconduite en 2025. Les travaux de co-construction afin d’aboutir à des solutions les moins impactantes possibles pour à la fois les dauphins et les pêcheurs n’ont pas pu être menées dans les meilleures conditions.
Cet exemple illustre bien les difficultés liées à la différence de temporalité entre le temps de la recherche et les urgences des professionnels. Si eux ont besoin d’une réponse demain, nos recherches peuvent prendre parfois plusieurs années avant d’aboutir.
O.C. : Comment envisagez-vous l’après ?
M.H. : Nous souhaitons poursuivre les programmes, on parle d’un DEFIPEL 2 pour rendre nos outils plus opérationnels, faire en sorte qu’ils soient régulièrement mis à jour – aujourd’hui les indicateurs s’arrêtent en 2020. D’un point de vue de la recherche et pour mieux nourrir l’expertise, nous travaillons à la bonne définition des unités de gestion en se basant sur nos résultats d’analyse génétique des populations, qui permettraient de redéfinir la limite nord du stock de sardines du golfe de Gascogne. Ils ne s’arrêteraient peut-être pas à la pointe bretonne, mais plus nord, sans doute en milieu de Manche. Nous aimerions aussi conduire davantage d’expérimentations en laboratoire pour accroître nos connaissances sur les effets du forçage environnemental sur les poissons, mais pour cela, il nous faut travailler sur l’élevage de ces espèces que nous ne maîtrisons pas encore sur l’ensemble de leur cycle de vie.
Et bien sûr, nous poursuivrons la collaboration avec les professionnels, en essayant de l’élargir aux acteurs de la société civile, des ONG, voire des consommateurs.
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