Par Laurie Henry
La biomasse phytoplanctonique présente des changements substantiels d’une année sur l’autre, et la compréhension de ces changements est particulièrement cruciale pour la gestion des pêches et la projection du climat futur. Expliquées d’abord par la machine climatique, ces variations annuelles pourraient également être le fait de la turbulence des océans.
Ces dernières décennies, plusieurs études ont montré que la quantité de phytoplancton (biomasse) tend à décroître en réponse au changement climatique. Mais les chercheurs ont du mal à quantifier ces changements, tant les variations naturelles sont importantes.
Remontées d’eaux et variabilités naturelles
Le phytoplancton est composé de petites algues microscopiques d’une taille presque toujours inférieure au millimètre. Une taille inversement proportionnelle à son importance, puisque le phytoplancton constitue la base de toute la chaîne alimentaire marine : pas de phytoplancton, pas de zooplancton, et donc pas d’animaux marins !
Pour se développer, ces algues microscopiques ont besoin d’éléments nutritifs, situés dans les couches profondes et froides de l’océan, comme l’azote et le phosphore (qui proviennent des organismes en décomposition au fond des océans). Ces nutriments remontent en grande partie grâce au brassage, en hiver, des eaux de surface avec celles plus en profondeur et plus riches. Ils peuvent également remonter vers la surface grâce au phénomène d’upwelling.
L’upwelling, littéralement « remontée d’eau » en anglais, est un phénomène physique qui prend naissance dans les zones côtières. Sous l’effet de vents constants longeant le littoral, les eaux de surface sont déplacées de la côte vers le large, provoquant ainsi une remontée d’eaux froides profondes près des côtes. Ces eaux froides, chargées de nutriments, refroidissent alors la couche de surface, qui devient elle-même plus dense et se trouve alors naturellement entraînée vers le fond. Cette nouvelle plongée provoque à nouveau une nouvelle remontée d’eaux profondes riches en sels nutritifs vers la surface. Et ainsi de suite…
Il existe également un phénomène d’upwelling dû aux conditions climatiques. Par exemple, pour ne citer qu’un cas, pendant les évènements El Niño, les températures d’une partie des eaux de l’océan Pacifique sont anormalement chaudes et la profondeur à laquelle se trouvent les éléments nutritifs change. Problème, comme le souligne Marina Levy, océanographe directrice de recherche CNRS et directrice adjointe du département « Océan, Climat et Ressources » de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), dans un communiqué : « Si ces phénomènes expliquent bien la majeure partie de la variabilité du phytoplancton dans certaines régions (océans Pacifique et Indien tropicaux), ce n’est pas le cas partout ».
Dans une nouvelle étude (M. G. Keerthi et al., 2022) publiée récemment dans la revue Nature Geoscience, Marina Levy et ses collègues ont analysé des mesures satellitaires radiométriques réalisées entre 1999 et 2018 au-dessus des océans du monde entier. Ils les ont associées à des phénomènes survenant à de petites échelles spatiales et temporelles, les tourbillons et les turbulences au niveau des fronts océaniques.
Comment observer les variations à petites échelles ?
Pour estimer la biomasse de phytoplancton et ses variations, les chercheurs s’appuient sur les estimations quotidiennes de la chlorophylle-a. C’est un pigment présent chez tous les végétaux, qui leur permet de capter la lumière nécessaire à la photosynthèse. La biomasse de phytoplancton est alors déduite de la couleur de l’eau, captée par les satellites, car ce pigment absorbe préférentiellement la lumière bleue. En fonction de la couleur, on estime si la biomasse est importante (forte couleur verte) ou non (couleur plus claire).
La saisonnalité de la biomasse phytoplanctonique est contrôlée par les variations saisonnières de la quantité d’énergie solaire reçue, des vents et de la stratification de surface (différence de densité entre la couche chaude de surface et la couche froide profonde, plus dense). Ces facteurs modulent la disponibilité des nutriments, l’exposition à la lumière et les taux de dilution.
Les auteurs de l’étude M. G. Keerthi et al., 2022 ont analysé les variations naturelles de la chlorophylle, en prenant en compte des échelles temporelles fines plutôt que spatiales. Le but était d’établir le moteur principal de la décroissance du phytoplancton établie depuis plusieurs années.
Le phytoplancton se nourrit de la turbulence naturelle des océans
Les auteurs se sont notamment intéressés aux changements naturels de la chlorophylle associés aux tourbillons et turbulences, naissant à la frontière de deux masses d’eau de températures différentes.
Les chercheurs ont découvert que dans certaines régions, comme la mer d’Arabie, ces phénomènes peuvent contribuer à plus de 50% de la variation moyenne de phytoplancton survenant d’une année à l’autre.
Plus précisément, ils ont remarqué que la plus grande variation (30%) se déroulait sur des échelles de temps inférieures à 3 mois et des échelles spatiales correspondantes inférieures à 100 km. Ce pourcentage est relativement important compte tenu du fait que les variations naturelles dominantes sont saisonnières.
Dans un communiqué lié à l’étude, Marina Lévy explique :
« Nous avons aussi montré que des variations à petite échelle peuvent s’accumuler au cours de l’année et entraîner des variations des quantités de phytoplancton d’une année sur l’autre. Une grande partie de ce que nous savons des tendances décennales et à plus long terme de la productivité primaire repose sur des modèles biogéochimiques. Sur la base de nos résultats, il est urgent d’évaluer les capacités des modèles les plus récents à simuler les mouvements turbulents à la surface de l’océan ».
Car si ces modèles sont biaisés, il sera difficile d’estimer et de prévoir l’impact du changement climatique sur la production de phytoplancton, et par répercussion sur tous les écosystèmes marins.
Source : Keerthi, M.G., Prend, C.J., Aumont, O. et al. Annual variations in phytoplankton biomass driven by small-scale physical processes. Nat. Geosci. (2022). https://doi.org/10.1038/s41561-022-01057-3