L’océanographe Sophie Bonnet, spécialiste des déserts océaniques, étudie le rôle du phytoplancton dans la séquestration du carbone par l’océan. Son projet de recherche, Hope, ouvre de nouvelles perspectives, teintées d’espoir.
« Femmes océanographes » (3/12). Elles ont fait de l’océan leur objet d’étude, parfois même leur principale préoccupation. Physiciennes, chimistes, géologues ou biologistes, elles contribuent toutes à améliorer la connaissance du milieu marin. Océans connectés part à leur rencontre à travers l’Hexagone.
Par Marion Durand.
Photo de couverture © Marion Durand
Changer la donne. Sophie Bonnet reste modeste et mesurée mais, il faut le dire, ses travaux de recherche donnent le sourire. Déjà six mois qu’elle travaille sur le projet « Hope » qui étudie la capacité de nos océans tropicaux à séquestrer du CO2, c’est-à-dire, à piéger le carbone présent dans l’atmosphère.
Le rôle de l’océan dans le cycle du carbone est sans équivoque : il capte 30 % du CO2 émis par les humains. Mais les micro-organismes marins seraient-ils capables d’en absorber encore davantage ? L’interrogation est au cœur du travail de Sophie Bonnet, directrice de recherche à l’Institut méditerranéen d’océanologie (MIO), à Marseille. Son projet, financé par l’Europe grâce à la bourse ERC Consolidator, étudie le rôle des déserts océaniques dans le piégeage de carbone par voie biologique. « Je suis prudente quant aux espoirs autour du projet Hope. Je veux rester mesurée, cela ne va pas tout changer. Mais les scénarios pessimistes d’aujourd’hui pourraient l’être un peu moins ».
Un nouveau champ de recherche
Différents phénomènes sont impliqués dans la séquestration de CO2 par l’océan. Parmi eux, le phytoplancton en absorbe par photosynthèse, le carbone est ainsi transféré le long de la chaîne alimentaire et, lorsque les organismes meurent, cette matière carbonée sédimente au fond des océans. Les zones tropicales et subtropicales sont considérées comme peu efficaces dans ce processus car elles sont pauvres en azote, nutriment essentiel au plancton. Or, elles représentent 50 % de l’océan global.
Les travaux de Sophie Bonnet ont montré que ces déserts océaniques ne sont finalement pas exclus de ce phénomène de « pompe biologique à carbone » car ils abritent un autre type de plancton : le diazotrophe. « Ces micro-organismes fixent du CO2 comme le phytoplancton classique et sont également capables de transformer l’azote gazeux dissous pour le rendre disponible pour eux-même et pour les autres organismes. Ils fertilisent ainsi le milieu marin tel un engrais naturel, développe l’océanographe marseillaise. On pensait jusque-là que cette zone océanique ne jouait qu’un rôle mineur, voire nul, mais ces nouveaux processus s’avèrent être très efficaces », se réjouit la chercheuse de l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Sophie Bonnet a déjà mis en lumière le rôle des diazotrophes, reste à découvrir à quelle intensité ces micro-organismes participent au cycle du carbone. Les réponses apportées par le projet « Hope » pourraient « modifier les prévisions du changement climatique », dit-elle, car « ces processus ne sont pas encore intégrés dans les modèles de climat, ce qui fausse probablement les prédictions futures. »
Une bouée autonome au large de Nouméa
Si la première phase de ce projet s’est déroulée dans le sud de la France, en laboratoire à Marseille, la suite se passe à l’autre bout du monde. Sophie Bonnet s’envole dès l’année prochaine en direction du Pacifique pour les deux prochaines années. Le projet intègre le déploiement d’une plateforme autonome en pleine mer, embarquant des technologies novatrices et des capteurs haute technologie. Cette bouée multi-instrumentée, mesurant cinq mètres de diamètre, sera mise à l’eau au large de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, en mars 2024. Elle permettra d’explorer l’océan en surface comme en profondeur « à un degré biologique jamais atteint » et échantillonnera l’océan toutes les quatre heures pendant trois ans.
« Il y a tout à faire, quand un nouveau champ de recherche est découvert, c’est une nouvelle porte qui s’ouvre »,rappelle Sophie Bonnet, même si ses précédentes expéditions ont déjà permis de confirmer certaines hypothèses sur le rôle des diazotrophes. En 2020 déjà, elle embarquait sur l’Atalante, navire océanographique français, à la recherche des volcans sous-marins peu profonds au large des îles Tonga. L’expédition Tonga a permis d’identifier un puits de carbone qui s’étend sur une zone d’environ 400 000 km au milieu du désert marin du Pacifique Sud.
« La nuit, le commandant nous emmenait dormir ‘au garage’, une expression qui signifie qu’on déplace le bateau au milieu de l’océan, éloigné de l’arc volcanique pour éviter que les bulles de gaz émanant du volcan ne perturbe la flottabilité du navire », se souvient-elle.
400 jours en mer
L’océanographe a coordonné de nombreuses expéditions d’envergure dans l’océan Pacifique et participé à beaucoup d’autres missions autour du monde. À 45 ans, cette mère de deux petites filles a déjà passé 400 jours en mer. Quinze mois auxquels il faut ajouter une année à voguer entre l’Afrique de l’Ouest et Madagascar. Alors âgée de 19 ans, Sophie Bonnet veut vivre « des aventures personnelles et s’engager dans des causes qui lui tiennent à cœur » avant de se lancer dans ses années d’études. Elle prend le large aux côtés du navigateur Michel Huchet. En un an, ils parcourent l’Atlantique. Soucieux de « voyager utile », ils créent l’association Voiles sans frontières pour apporter de l’aide à des populations isolées, uniquement accessibles par voies maritimes ou fluviales. « Beaucoup de navigateurs sont en recherche de sens quand ils partent en mer, on leur a permis d’ajouter une dimension humanitaire à leur périple ». L’association, dont elle fut présidente pendant dix ans, est toujours active.
À son retour, elle intègre une formation à Sorbonne Université pour faire ce métier dont elle rêve depuis petite. « Tout a commencé en Corse. C’est là-bas que cette fascination pour la mer est apparue. Je passais des heures immergée sous l’eau avec un masque sur le visage. J’étais impressionnée par cette colonne d’eau, rigole-t-elle. Un jour une amie m’a dit qu’elle voulait être océanographe, je devais avoir 11 ans. Je ne connaissais pas ce mot mais j’ai appris qu’on pouvait vivre en étudiant la mer. Elle n’est jamais devenue océanographe, moi oui. »
Réfléchir à l’attractivité du métier
« C’est un métier qui demande beaucoup de temps et d’implication. De nombreux étudiants ne veulent pas continuer dans la recherche car la charge de travail est trop importante et le parcours trop long avant d’obtenir un poste permanent, ce qui représente un frein, notamment pour les jeunes femmes. »
Elle poursuit : « Il faut changer les choses, nous avons une responsabilité personnelle, il est nécessaire de mettre des limites. Il y a aussi une réflexion collective à mener au sein des laboratoires pour rendre le métier de chercheur plus agréable et plus attractif ! » L’océanographe s’inquiète des conséquences de ce désintérêt de la part des jeunes, « ils refusent de faire passer leur job avant leur vie ».
Pour Sophie Bonnet, rendre le métier plus attrayant implique aussi de montrer « l’envers du décor ». Avec le projet Hope, la directrice de recherche souhaite lancer une série, « we hope » (nous espérons, en anglais) de vidéos et capsules sonores pour mettre en lumière le quotidien des chercheurs : « Je veux parler de leur vie et de leur travail, de leurs ressentis au quotidien. Je veux donner la parole à tous : aux femmes, aux étudiants chercheurs, aux thésards ». Elle souhaite surtout « montrer qu’il y a de la place pour tout le monde. En fonction de ses talents, les sciences de la mer offrent une grande diversité de domaines de recherche ».
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