La déviation du courant du Labrador par les vents : une nouvelle réalité océanique aux conséquences écologiques majeures

05/03/2024

7 minutes

Pour tout le monde

océans et climat

En Atlantique Nord-Ouest, la Mer du Labrador, nichée entre les côtes groënlandaises et les côtes canadiennes, est parcourue par une masse d’eau froide et riche en oxygène provenant de l’océan Arctique, appelée courant du Labrador. Depuis 2008, une déviation de ce courant de son parcours habituel avait déjà été identifiée, avec en particulier le constat d’un réchauffement, d’une baisse en oxygène dissous et d’une acidification des eaux profondes du golfe du Saint-Laurent. Des scientifiques de l’Université McGill mettent enfin en lumière dans une nouvelle étude, les facteurs responsables de cette déviation, révélant un système complexe dans lequel le vent joue un rôle prépondérant.

Par Laurie Henry

LES COURANTS MARINS, CES ESSENTIELS DU CLIMAT

Les courants marins jouent un rôle essentiel dans la régulation du climat mondial. En agissant comme de véritables convoyeurs d’eau chaude ou froide à travers les océans, ils influencent les températures régionales, les conditions météorologiques et les écosystèmes aquatiques.

Les courants marins sont en effet les moteurs d’une circulation océanique globale, qui redistribue la chaleur de l’équateur vers les pôles et de la surface vers les plus grandes profondeurs – et vice et versa. Cette circulation océanique globale contribue ainsi à l’équilibre du climat de notre planète, mais aussi à celui de la biodiversité marine puisque grâce à ces courants marins, des nutriments circulent des profondeurs vers la surface, alimentant la vie marine dans des zones qui seraient autrement peu productives.

La trajectoire du courant du Labrador. Les chiffres indiquent les principaux cheminements du courant du Labrador dans la région des Grands Bancs, comme le révèlent les trajectoires des particules virtuelles : (1) déviées vers l’est entre le Bonnet Flamand et la pointe des Grands Bancs, (2) déviées vers l’est à la pointe sud des Grands Bancs, et (3) en suivant une route vers l’ouest le long de la rupture du plateau continental. (1) et (2) représentent deux voies de rétroflexion. Les caractéristiques topographiques suivantes sont indiquées : Grands Bancs (GB), pointe des Grands Bancs (TGB) et Bonnet Flamand (FC). NEC fait référence au coin nord-est. © M. Jutras et al., 2023

Au sein de la Mer du Labrador, le courant du Labrador se distingue par son influence cruciale sur les eaux de l’Atlantique Nord-Ouest. Originaire de l’océan Arctique, ce courant froid et riche en oxygène descend vers le sud le long de la côte de Terre-Neuve-et-Labrador, avant de se diviser en multiples branches le long du littoral canadien et américain.

Classiquement, les scientifiques ont déjà confirmé la trajectoire d’un courant du Labrador sans cesse poussé par le Gulf Stream, courant de surface qui coule en Atlantique Nord du Mexique vers l’Europe et qui le contraint à une trajectoire vers l’est. C’est ainsi que le courant du Labrador pénètre habituellement dans le golfe du Saint-Laurent, qu’il alimente en eaux froides, oxygénées et riches en nutriments.

LES VENTS, RÉGULATEURS DU COURANT DU LABRADOR

Mais récemment, des mesures faites sur les eaux du golfe du Saint-Laurent ont montré un réchauffement, une diminution en oxygène et une acidification progressive de ces eaux normalement refroidies et nourries par le courant du Labrador.

Une explication à ce phénomène pourrait voir le jour grâce à une récente étude, publiée dans Nature Communications et menée par l’Université McGill. Elle met en évidence les mécanismes à l’œuvre dans la modification de la trajectoire habituelle du courant du Labrador récemment observée, qui pourrait expliquer son éloignement des eaux du golfe du Saint-Laurent.

En s’appuyant sur des modèles de simulation sophistiqués, les chercheurs ont en effet simulé le déplacement de particules d’eau au sein du courant du Labrador, depuis leur départ en Arctique et tout au long de leurs trajets le long des côtes canadiennes et américaines. Les résultats révèlent l’impact substantiel des variations des schémas de vent sur la direction et la force de ce courant du Labrador lors de son déplacement vers le sud. Lorsque les vents s’intensifient, ils tendent à pousser le courant du Labrador vers l’est, le détournant ainsi de son itinéraire habituel et l’empêchant de pénétrer dans le golfe du Saint-Laurent.

Modifications du courant du Labrador. © M. Jutras et al., 2023

L’interaction entre le courant du Labrador et le Gulf Stream amplifie les effets de cette redirection. Le Gulf Stream, transportant des eaux chaudes depuis le golfe du Mexique vers l’Atlantique Nord, se trouve également influencé par les mêmes schémas de vent. Lorsque ces vents poussent le Gulf Stream plus près des côtes, ils facilitent par la même occasion le déplacement vers le nord de ce courant chaud, ce qui peut réduire l’espace disponible pour le courant du Labrador le long des côtes et encourager sa déviation vers l’est.

Mathilde Jutras, chercheuse en océanographie et coauteure d’une étude parue en juin 2023 dans la revue Nature Communications. « Grâce à nos recherches, on a trouvé que les deux courants répondent en fait à un modèle de circulation plus large. »

Cette dynamique entre courants chauds et froids est fondamentale pour comprendre les variations climatiques et écologiques dans l’Atlantique Nord. La proximité accrue du Gulf Stream peut modifier les conditions climatiques côtières, en augmentant les températures et modifiant les précipitations.

VERS UNE COMPRÉHENSION GLOBALE DES COURANTS MARINS POUR LA BIODIVERSITÉ

Ces découvertes ouvrent des perspectives importantes pour la gestion des ressources marines et la conservation des écosystèmes océaniques. En identifiant les facteurs clés qui influencent la trajectoire du courant du Labrador, les scientifiques pourront mieux anticiper ses variations futures et ses conséquences potentielles sur la biodiversité marine. Cette connaissance est essentielle pour élaborer des stratégies adaptatives face aux changements écologiques en cours et à venir.

La redirection du courant du Labrador sous l’effet des vents forts modifie profondément l’équilibre écologique et économique des régions atlantiques. Mathilde Jutras, doctorante au Département des sciences de la Terre et des planètes de l’Université McGill, explique dans un communiqué : « On se retrouve avec moins d’oxygène dissous dans l’eau, ce qui veut dire que les espèces doivent dépenser plus d’énergie pour respirer, leur laissant moins d’énergie pour se nourrir ou subsister. La croissance des espèces comme la morue ou le flétan ralentit à mesure que la teneur en oxygène diminue ». Elle ajoute : « Cela entraîne aussi la migration des êtres vivants, puisqu’ils essaient généralement d’éviter les zones hypoxiques, soit les zones où la teneur en oxygène est moindre ».

D’un point de vue économique, ces changements écologiques ont un impact direct sur les communautés côtières dépendantes de la pêche. La modification des habitats marins peut entraîner une réduction des stocks de poissons, affectant les prises et, par conséquent, les revenus des pêcheurs. De plus, la déviation du courant du Labrador influence également le climat et les conditions météorologiques de ces régions, pouvant avoir des répercussions sur l’agriculture et le tourisme. Au final, l’interaction complexe entre les schémas de vent et les courants marins souligne l’importance de surveiller et de comprendre les dynamiques atmosphériques et océaniques pour anticiper et atténuer leurs effets sur l’environnement et l’économie.

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