Sonars : la musique sublime l’exploration sonore sous la mer

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art et science

[Art & Science, épisode 1] – Voici le premier volet d’une nouvelle série consacrée aux initiatives associant l’art à la science. Pourquoi les scientifiques font-ils appel aux artistes pour témoigner de leurs observations du vivant, montrer les découvertes et au besoin alerter sur les déséquilibres ? Ceux qui s’engagent dans cette voie assurent qu’ils doivent dire autrement ce que la société entend et comprend mal. Ils misent sur l’émotion et le sensible comme canaux de médiation du propos scientifique. Une voie pertinente qui semble avoir de l’impact.

Depuis 2008, de la rade de Brest aux fjords du Spitzberg, du Canada à la Norvège (Svalbard) en passant par Saint-Pierre et Miquelon, des biologistes marins étudient les mollusques bivalves. Leur recherche éclaire sur les climats du passé, le réchauffement actuel et les épisodes de pollution. Lorsque l’aventure devient acoustique en 2018, des musiciens rejoignent les scientifiques dans cette exploration sous-marine inédite et très créative. Sonars est une alliance Art et Science au long cours imaginée par le labo LIA Be-Best pour émouvoir et sensibiliser plus largement la société sur les déséquilibres de l’environnement.

par Marguerite Castel

Accrocher par le sensible pour emmener vers la connaissance.  « Nous voulions inventer un langage qui touche, qui intéresse, qui aide à expliquer. Nous les scientifiques nous parlons de faits, de mesures, de résultats. Cela n’intéresse pas le grand public. Nous ne savons pas exprimer l’émotion que produisent nos observations du vivant. L’artiste sait transmettre cela, il rend sensible nos recherches », assure Laurent Chauvaud, directeur de recherches au laboratoire des sciences de l’environnement marin à Brest (1).

En 2008, il a initié Sonars, une aventure au long cours associant l’art à la science. L’intention est de rendre visible l’invisible, de rendre audible le monde sous-marin « qui n’est pas celui du silence » et de témoigner de « la beauté d’une catastrophe écologique ». C’était il y a 16 ans, ce biologiste marin et plongeur était précurseur dans la relation artiste-chercheur.

Les mollusques bivalves, sentinelles du climat  

Il parcourait les mers du monde depuis les années 90 à étudier la coquille Saint-Jacques en Bretagne, le pétoncle en Islande et d’autres mollusques bivalves ailleurs. Avec une équipe internationale du LIA BeBest (2), il a découvert et démontré que ces pectinidés recèlent dans le carbonate de calcium de leur coquille des trésors d’informations environnementales : température et salinité de l’eau, concentration en oxygène ou en contaminants, état du phytoplancton dans leur environnement naturel.

« Leur squelette externe enregistre toutes sortes d’informations écologiques très utiles à la compréhension des écosystèmes côtiers », explique Laurent Chauvaud. Ces nombreuses données sont utiles pour reconstituer les climats du passé, suivre le réchauffement actuel et les épisodes de pollution.

La Saint-Jacques (Pecten maximus) fabrique une strie chaque jour sur sa coquille. La chimie de son calendrier enseigne sur les propriétés de l’eau. L’équipe constituée de biologistes, de biogéochimistes et d’écologues a décodé les perturbations de son régime alimentaire (liées à la présence d’algues toxiques), observé les incidences sur sa croissance d’après les distances entre les stries. Tout cela est écrit sur le squelette de notre mets de fête ! « Lorsque l’espèce a failli disparaître au début des années 90, les pêcheurs sont venus chercher les scientifiques », rappelle le chercheur.

Crédit vidéo : Erwan Amice – CNRS

Mieux, la palourde noire de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon (Artica islandica) dont la durée de vie est de 500 ans (celle de la Saint-Jacques n’est que de 5 ans) enregistre aussi des informations depuis des siècles, tapie dans le sédiment, au rythme d’une strie annuelle. De quoi reconstituer le climat local et élaborer un scénario pour les siècles à venir dans les eaux de la façade ouest de l’Atlantique nord. Là ou précisément un fort réchauffement climatique est constaté, aux confluences du Saint-Laurent, des courants du Labrador et du Gulf stream. Encore plus parlant que les cernes d’un arbre !

« On a toujours des difficultés à offrir les résultats scientifiques aux décideurs économiques et politiques, même avec 30 ans de recul. Le glaciologue Claude Lorius nous a pourtant alerté dès 1988 sur la responsabilité de l’homme dans les modifications du climat », déplore Laurent Chauvaud.

Des yeux et des oreilles sous la mer  

Alors qu’il mettait les yeux là où personne ne les avait mis avant, de l’Atlantique à l’Antarctique, il a l’idée de poser aussi des oreilles sous l’eau. En 2012, Youenn Jezequel, biologiste et acousticien l’accompagne pour mettre au point un hydrophone (3) qui enregistre des sons non audibles à l’oreille humaine, de très basses à de très hautes fréquences. A l’aide de ce stéthoscope à distance, non intrusif et donc sans effet de stress, l’équipe de Be-Best décortique alors les sons de ce paysage acoustique comme on analyse des images.

« C’était magique, pour la première fois on a entendu un chorus d’invertébrés en mer d’Iroise, la coquille, le homard, la crevette », se souvient-il, « La langouste émet des sons audibles jusqu’à 1, 7 km par ses congénères. C’est plus fort qu’une cigale ! », s’enthousiasme le biologiste marin qui démontre que tous ces bruits d’animaux sont des informations qui éclairent sur leur comportement et aussi des indicateurs de la qualité d’un environnement côtier. « C’est de l’anthropophonie, le livre est vierge là-dessus ! ».

Pose d’hyrdrophones au fond de l’océan – Photo : Erwan Amice – CNRS

Les biologistes écoutent et enregistrent, ils évaluent l’impact des dragues et plus largement celui du trafic maritime. Ils écoutent en milieu naturel tempéré et polaire et en laboratoire.

Hélas, ce ne sont pas toujours de bonnes nouvelles, les sons révèlent aussi de fortes perturbations. « Le trafic des bateaux agit comme un masquage sonore dans leur environnement et brouille leur communication, on l’a constaté sur la croissance et la reproduction ».

Le blues après le vertige sous la banquise 

Ils entendent aussi les bruits de la fonte des glaces, là les cassements d’iceberg sonnent comme des cris de douleurs. « C’est spectaculaire de plonger sous la banquise dans un tunnel de glace pour découvrir une vie animale et végétale luxuriante. Le plus impressionnant c’est le son. Cela crée une empreinte particulière. C’est une situation rare où la nature s’impose à nous par sa poésie. On ressent une grande plénitude, une ivresse. Mais on a du mal à en parler après, même entre nous ». Le retour au labo n’est d’ailleurs pas toujours évident, les plongeurs scientifiques ressentent un blues. Ils voient et entendent l’écosystème disparaître, ils naviguent entre espoir et désespoir. Écoutez par vous-même…

L’exposition Arctic Blues présentée en 2019 à Brest (Capucins) et à Rennes (Champs Libres) et au CNRS en témoigne bien. Elle rend compte des expériences artistiques du laboratoire, de neuf années de missions en milieux arctiques et subarctiques. Le groupe hétéroclite a donc vécu sur le même terrain entre recherches, hésitations, échecs et découvertes. Mêlant photos, textes, dessins et musique électro acoustique, ce premier manifeste interpelle le grand public. « Nous devions dire l’urgence sans être trop éco-anxiogène », précise Emmanuelle Hascoët alors commissaire de l’exposition (production scénographique Fovearts)

Fonte des glaces au Spitzberg – Photo : Erwan Amice – CNRS

« Je pense que nous devons engager davantage notre parole, donner un avis personnel », confie Laurent Chauvaud. C’est pourquoi il embarque encore des artistes en expédition polaire.

Après les photographes Jean Gaumy et Benjamin Deroche, l’illustratrice Liz Hascoët, le choix s’oriente vers des musiciens. Maxime Dangles, Vincent Malassis et François Joncour sont choisis pour leur profil créatif et leur démarche expérimentale. Ils explorent la matière sonore, chacun à leur façon. Vincent Malassis, par exemple, transforme des sons concrets, recherche l’harmonie et la mélodie dans la matière brute.

Le labo BeBest leur propose de travailler des sons capturés par les hydrophones sous la mer.  

La musique pour dire les vérités écologiques 

La Carène, salle des musiques actuelles à Brest, saisit la perche au printemps 2018 et s’engage dans cette résidence artistique-scientifique inédite qui va recourir à la musique pour exprimer des vérités écologiques. « Le souhait émane des scientifiques, c’est essentiel. L’aventure était de plus en plus acoustique. Les musiciens devaient s’inscrire dans l’actualité de cette recherche », précise Emmanuelle Hascoët.

Scientifiques et artistes doivent aussi s’apprivoiser. Préalable à l’expédition où ils retrousseront les manches ensemble, exposés aux mêmes contraintes du milieu, à Saint-Pierre et Miquelon puis au Spitzberg.

Le vertige d’une plongée sous la banquise. Photo : Erwan Amice – CNRS

La préparation, parfois bouleversante, documente l’équipe. « Durant cette première partie de résidence en labo, les scientifiques ne nous épargnent rien ! ». Les musiciens comprennent l’objet de la recherche et les enjeux :  état de santé des océans, des fonds marins, disparition des espèces, fonte des glaces. « J’ai senti un grand décalage entre le propos scientifique et le discours médiatique. J’ai eu une grande prise de conscience personnelle », confie François Joncour, repéré pour sa pratique du field-recording  (enregistrement du paysage sonore) au-delà de ses talentueuses compositions électro.

Cette fois, il s’immerge dans le son de la vie subaquatique au Spitzberg, dans la matière que livre un an d’enregistrement à la sortie d’un fjord. « Je ressentais fort le sujet. Et lorsque je suis allé sur place en 2022, j’ai vécu une émotion intense à voir fondre un iceberg, comme si je faisais un scan intérieur ».

Phoques, coquilles Saint-Jacques, moteurs, mouvements de glace vont lui inspirer plusieurs compositions, dont un très bel album Sonars Tapes. Le multi-instrumentiste le portera aussi sur scène avec la violoniste Mirabelle Gillis et le batteur Bertrand James. Avec le renfort d’images de l’exploration sous-marine en fond d’écran, ce live est très émouvant !

L’affect des chercheurs 

Dans ce mariage de la musique et de l’écologie-acoustique, le fil rouge reste le sensible.  « Le cheminement intellectuel des scientifiques est aussi traversé d’affect. Il y a une part d’irrationnel dans leur démarche qui ne se quantifie pas, qui ne se mesure pas. Il faut leur donner du temps pour faire émerger leur parole », observe François Joncour.

L’aventure Sonars s’est autorisée diverses possibilités de restitution. Auprès de la population locale à St-Pierre et Miquelon, dans les écoles en Bretagne. « C’est intéressant d’ouvrir des canaux sensitifs, de chercher la puissance émotionnelle et explicative. On peut commencer par être touché par un son et s’intéresser alors à un rapport du Giec », assure le compositeur.

Plusieurs concerts grand public ont été proposés avec, en première partie, une racontée de Laurent Chauvaud qui pose le contexte. En décembre 2023, un festival à La Carène, a donné à voir et à entendre quinze ans de travaux de cette exploration sonore inédite sous la mer. Rendez-vous à l’été 2024 pour le prochain live aux fêtes maritimes de Brest ! Les biologistes eux vont remettre le son, sur les traces des grands gastéropodes marins.

Crédit vidéo : La Carène Brest

 

 


 

(1)-Unité CNRS / UBO/IRD/Ifremer

(2)-Laboratoire international associé Benthic Biodiversity Ecology, Sciences and Technologies. Il associe des chercheurs de toutes les disciplines, des entreprises privées et des artistes. S’appuyant sur la collaboration entre le CNRS (France) et ISMER (Québec), au sein de l’institut maritime France-Québec, et avec le soutien de l’Université de Bretagne Occidentale, il met en commun les moyens de recherche, les savoir-faire et les capacités de formation des canadiens (Ismer-Uqar à Rimouski) et français (IUEM, UBO et LEMAR à Brest

(3)- Hydrophone : dispositif sonore doté d’un micro et d’un enregistreur submergé qui capte le bruits des mouvements des animaux marins.

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