[Art & Science, épisode 2] – Deuxième volet d’une nouvelle série consacrée aux initiatives associant l’art à la science. Pourquoi les scientifiques font-ils appel aux artistes pour témoigner de leurs observations du vivant, montrer les découvertes et alerter sur les déséquilibres ? Ceux qui s’engagent dans cette voie assurent qu’ils doivent dire autrement ce que la société entend et comprend mal. Ils misent sur l’émotion et le sensible comme canaux de médiation du propos scientifique. Une voie pertinente qui semble avoir de l’impact.
L’exploration des grands fonds océaniques est un enjeu d’écologie et de transition énergétique au rythme soutenu de découvertes prometteuses et aussi d’émerveillements. Pour Jozée Sarrazin et Pierre-Marie Sarradin, chercheurs au laboratoire des écosystèmes marins profonds à l’Ifremer, il est essentiel de les restituer à l’ensemble de la société. Tous deux sont à l’initiative d’une expérience « art et science » parmi les plus audacieuses, embarquant les artistes en campagne océanographique sur la dorsale médio-atlantique dès 2017 pour écrire le réel. Donvor est un magnifique récit sous forme littéraire, sonore et théâtral co-créé avec l’auteur David Wahl et le théâtre Piba. Un geyser d’émotions pour un puissant outil de médiation.
par Marguerite Castel
La vie qu’on croyait impossible dans les grands fonds marins sans la lumière du soleil et soumise à de fortes pressions est en réalité luxuriante dans des oasis de profondeurs. On le sait depuis 1977 seulement !
« La découverte d’écosystèmes associés aux dorsales océaniques a révolutionné notre compréhension de la vie sur terre ! » s’exclame Jozée Sarrazin. Une foison d’animaux vit dans des sources hydrothermales dans l’ébullition de geysers sous-marins, riche de sulfures et de métaux. « Là, c’est l’énergie chimique qui est le moteur des réseaux alimentaires. Grâce à la chimiosynthèse microbienne, s’épanouit toute une faune endémique composée de mollusques, de crustacés, de céphalopodes etc. », précise l’écologue qui s’intéresse à la vie des grands fonds, le benthos à plus de 1000 mètres de profondeur, depuis 30 ans.
Nouveau monde luxuriant
Les abysses sont en réalité une mosaïque d’habitats : les grandes surfaces de la plaine abyssale et surtout plusieurs écosystèmes telles les sources hydrothermales, les sources de fluides froids géo-synthétiques, les coraux d’eaux froides, des lacs d’eau salée… Plus de 800 espèces vivantes sont recensées dans les grands fonds et l’inventaire est loin d’être clos. Qui est là ? Dans quel type d’environnement vit chacune de ces espèces ? A quelle température ? Dans quelles conditions physico-chimiques ?
Pour tenter d’y répondre, l’observation est menée tambour-battant par la communauté scientifique, à renfort de prouesses technologiques. La force de frappe de l’océanographie française est constituée d’observatoires, de robots pilotés à distance (ROV) et du Nautile, l’un des six sous-marins au monde capable de descendre des hommes à 6000 mètres de profondeur. Il est urgent d’explorer, de constater et de comprendre cette vie profonde.
Et pour Jozée Sarrazin, il est plus que nécessaire de partager cette connaissance. « Les sources hydrothermales sont un milieu extrême, les fluides sortent à 400 C°, avec métaux lourds et radioactivité, le PH est hyper acide. Comment les espèces les plus résistantes se sont adaptées aux contraintes de ce milieu ? Comment ont-elles évolué au cours du temps ?», interroge-t-elle. « On teste leur résilience, en introduisant des perturbations et on se rend compte que la faune hydrothermale met du temps à récupérer… »
Promesses pour l’espèce humaine
Toutes ces découvertes, toutes ces données monitorées, tous ces échantillons remontés et passés à la loupe, sont des promesses pour l’espèce humaine. Cet eldorado accumule aussi de riches minéraux (nickel, cuivre et cobalt) très convoités par l’industrie minière. Il est urgent de protéger ce nouveau monde !
Conscients qu’une conférence scientifique, même vulgarisée, ne touchera que des publics initiés, les chercheurs des grands fonds choisissent d’émouvoir pour sensibiliser la société aux enjeux de leur exploration : « On ne sait pas bien dire que ce milieu est fascinant », confie l’écologue qui a pourtant une fibre artistique. En 2017, ils font appel au Teatr Piba (compagnie professionnelle qui intègre le breton à ses créations), dont le metteur en scène Thomas Cloarec est motivé par l’expérimentation. Il pense d’emblée à l’auteur David Wahl pour prendre part au projet.
« Notre commande n’est pas politique, on ne cherche pas à imposer un message, on invite à se questionner », souligne la chercheure. Cette proposition reçoit l’aval de la direction d’Ifremer qui en fait un projet Art et Science pilote pour sensibiliser le grand public aux enjeux des écosystèmes profonds. Une décision inédite, d’autant qu’elle offre carte blanche.
Chercher ensemble
Les scientifiques qui aiment créer rencontrent alors des artistes qui aiment chercher. Ensemble, ils partent une première fois en mer, pour comprendre ce qu’ils veulent raconter ensemble. « On savait qu’on pouvait magnifier leur exploration, en exprimer le mystère. Mais on ne savait pas où aller dans la forme », explique Thomas Cloarec, « le processus créatif est un peu comme un programme de recherche, méthodologique et de longue durée ».
La matière textuelle de David Wahl est élue matrice de cette progression empirique, capable de susciter l’émerveillement à partir du réel.
Journal de bord et immersion sonore
Le 8 juillet 2017, l’auteur embarque sur le Pourquoi Pas ?, vaisseau de la flotte océanographique française, pour une campagne de trois semaines au milieu de l’Atlantique. Cap sur le champ hydrothermal Lucky Strike. Situé à 1700 mètres de profondeur sur la dorsale médio-atlantique, il crache des fluides sulfurés à plus de 350 °C. C’est la première fois qu’un « profane » prend part à ce type de mission. Dirigée par Pierre-Marie Sarradin, Momarsat 2017 consiste à assurer la maintenance d’un observatoire sous-marin.
« Je pars avec humilité car je sais que je prends la place d’un chercheur sur le bateau », confie David Wahl. Il choisit d’écrire sous la forme d’un journal de bord à la fois pour chroniquer l’exploration, faire état de la recherche et raconter ses étonnements, ses questionnements. Il souhaite gagner la confiance en faisant preuve de transparence, en dialoguant avec les scientifiques comme avec les marins pour témoigner. Chaque jour, sa vie à bord est rythmée de séances d’écriture, d’entretiens, de quarts sur le pont, d’observations à la loupe binoculaire et d’instants de fraternité. « Je placardais ma gazette dans le réfectoire à l’heure du déjeuner pour rendre hommage à l’aventure » évoque-t-il.
Au fil de la campagne, il s’enfonce dans une dilatation du temps et de l’espace. Il se dit empli de bien-être et même de grâce, « Je me sens moi-même confronté à un questionnement plus large sur la vie profonde ».
Thomas Cloarec perçoit aussi cette empreinte méditative. Il convainc les scientifiques de ne recourir à aucune image mais de tout miser sur le son pour porter le récit à la scène, afin de mobiliser l’imaginaire. La matière sonore transpose la saveur des plongées avec ce qu’elles ont d’enivrant et d’angoissant.
Carnet de voyage sensoriel
L’aventure se poursuit au Canada, dans les entrailles d’Océan Networks, un observatoire mondial du fond des mers, dirigé par le Dr Kim Juniper. Et à la découverte des forêts primaires de la Colombie britannique. Second volet du diptyque. Les scientifiques sont invités à prendre part à des séances d’écriture et de jeu d’acteurs, animées par les artistes. La rencontre est foisonnante.
Au terme de ces trois résidences immersives, les artistes reprennent le chemin des planches. Ils s’attèlent à la production théâtrale sans jamais rompre le lien avec les deux chercheurs impliqués, qui veillent à commenter, réajuster si besoin. Comment transposer le réel des grands fonds si fantastique et si peu connu du monde de la surface ?
Premier lever de rideau en mars 2018 à Brest, avec une première forme théâtrale Spluj (20 mn), la préfiguration de Donvor (1h 15) présentée en 2020. Le dispositif scénique place le spectateur dans la situation analogue du sous-marin en descente vers les grands fonds. Assis dans un transat, les yeux bandés, casque sur les oreilles, il perd ses repères et plonge dans les abysses de son imaginaire en écoutant le récit d’une exploration réelle aux Açores. Durant cette échappée sonore, trois acteurs lui parlent telle une voix qui le guide ; une pensée et non des personnages. Des sons rapportés des sources hydrothermales mêlés à ceux des manipulations scientifiques, ponctuent ce récit, extrait du journal de bord de David Wahl. L’auditeur est emporté par le son spatialisé et les images qu’il se créé. La sensation de plongée devient physique et les premières créatures – méduses et chimères – lui « apparaissent ». Le lâcher-prise est total.
Avec Donvor (qui signifie mer profonde en breton), le voyage s’enrichit au Canada à l’île de Vancouver, où les grandes forêts primaires bordent le Pacifique nord. Les acteurs fabriquent des sons en direct sur la scène. On prend part à l’épopée, au va-et-vient entre plongée, vie à bord et voyage initiatique aux confins du monde occidental. « Ces immersions dans un univers à la croisée des technologies de pointe, de la biologie, de la chimie, de la géologie et en même temps de l’aventure et du romanesque, sont sensorielles et poétiques », assure Thomas Cloarec. C’est justement ce qui happe le public, décomplexé à questionner le sujet scientifique en soirée théâtrale et titillé par le désir de connaissance environnementale.
Hybridation féconde
L’hybridation Piba-Ifremer a duré quatre ans. Artistes et scientifiques ont bougé leurs propres lignes de perception et de travail. Les premiers investis d’une mission de passeur, les seconds révélés par le sensible. « Tout ce qui se passe depuis est fécond, c’est bien plus qu’une rencontre art et science », souligne Thomas Cloarec qui se distingue de ce label, tant cette expérience est singulière.
Donvor et Spluj ont été vus par 20 000 spectateurs dans différents lieux de France. Un film documentaire Me’zo ganet e-kreiz ar mor, a été réalisé par Emmanuel Le Roy. Le journal de bord de David Wahl, vient de faire l’objet d’une édition chez la maison Arthaud sous le nom Une vie profonde. Bientôt, une création radiophonique et un podcast vont voir le jour.
Valorisés dans leur travail d’explorateurs de vie et de nature, les chercheurs mesurent davantage l’importance de l’affect pour transmettre. « J’organise certaines de mes conférences à l’université les yeux bandés », sourit Jozée Sarrazin.