Quelle contribution des produits de la mer à la sécurité alimentaire française en 2050 ?

31/01/2025

10 minutes

océans et société

Face à la pression croissante exercée sur les océans par les activités humaines, le projet de recherche FORESEA 2050 vise à anticiper l’avenir des filières halieutiques et aquacoles en France d’ici à 2050. En intégrant des scénarios prospectifs, il offre aujourd’hui des pistes pour concilier exploitation durable des ressources marines et adaptation aux défis globaux, comme celui du changement climatique ou bien l’évolution des comportements alimentaires.

Par Laurie Henry et Carole Saout-Grit

Photo de couverture : Port de Boulogne sur Mer. © Dugornay Olivier, Ifremer (2011). https://image.ifremer.fr/data/00555/66709/

Les activités humaines affectent de plus en plus les écosystèmes marins et leur fonctionnement. La répartition de la faune et de la flore, le déplacement des espèces ou encore la productivité des populations sont progressivement modifiés sous l’effet des pressions humaines, notamment la pêche et le dérèglement climatique. A tel point que les scientifiques prévoient une diminution globale de l’abondance des organismes marins, des captures de la pêche et de la production aquacole d’ici la fin du siècle. Avec de fortes variations régionales qui, pour le moment, restent encore mal prédites par les modèles mondiaux.

Un projet inter-disciplinaire pour l’avenir

Financé pour 3 ans sur la période 2021-2024 dans le cadre de l’appel à projet OCEANS2100 de la direction scientifique d’Ifremer, le projet FORESEA 2050 a impliqué une quarantaine de scientifiques d’Ifremer et de partenaires français et étrangers. Son objectif était de faire un bilan de la situation passée et actuelle des activités des filières halieutique et aquacole en France, et d’établir des scénarios de projection sur la contribution de ces filières à la sécurité alimentaire en France en 2050.

Le projet a apporté des connaissances nouvelles sur : la production et la consommation des produits de la mer en France, avec un état des lieux de la diversité des ressources vivantes et l’étude des évolutions et des motivations de leur consommation ; la modélisation des écosystèmes marins, avec une inter-comparaison de modèles et leur amélioration pour atteindre de meilleures projections ; et l’établissement de scénarios et de projections de l’évolution des écosystèmes marins hexagonaux et de leur exploitation par la pêche.

Les scénarios prospectifs ont été établis avec l’objectif d’imaginer plusieurs trajectoires possibles pour les filières pêche et aquaculture en France d’ici 2050. La méthode utilisée, appelée méthode d’analyse morphologique, a été mise en œuvre afin de combiner différentes hypothèses sur six variables clés :  la démographie, l’économie, la gouvernance, l’environnement, les sciences et technologies, et les sociétés.

Système et variables-clés combinées pour l’établissement de scénarios prospectifs dans le cadre du programme FORESEA 2050 © M. Doray et D. Lacroix, 2024

Chaque variable a été décomposée en sous-groupes, avec des hypothèses d’évolution associées à chacun. L’évolution des conditions environnementales a par exemple été considérée en intégrant les projections climatiques du GIEC. Ces variables ont ainsi pu être déclinées en micro-scénarios explorant des évolutions spécifiques – par exemple, un scénario où les politiques climatiques échouent ou un autre où les innovations technologiques transforment les filières.

Ces micro-scénarios ont ensuite été combinés pour produire cinq macro-scénarios prospectifs, chacun représentant une trajectoire possible pour la pêche et l’aquaculture française en 2050 :

  1. Le déclin par inertie : les tendances actuelles se poursuivent sans grand changement, les ressources marines déclinent progressivement, tandis que la demande diminue chez les jeunes générations plus sensibles aux enjeux environnementaux.
  2. Le chaos et le repli national : les tensions internationales et le soutien aux énergies fossiles exacerbent les inégalités et la dépendance énergétique nationale, la production s’effondre et la méfiance envers les produits de la mer augmente.
  3. La sobriété choisie : un sursaut citoyen mondial permet une transition écologique équitable, les ressources marines sont exploitées durablement dans une approche écosystémique, les importations de produits de la mer sont très fortement réduites pour permettre aux pays du Sud de bénéficier de leurs ressources.
  4. Le pari technologique et libéral : de bonnes surprises technologiques (fusion nucléaire et innovations génétiques) et climatiques (arrivées d’espèces exotiques exploitables) permettent d’augmenter temporairement la production et la consommation de produits de la mer, mais cette dépendance aux technologies crée des vulnérabilités face aux crises systémiques.
  5. La sortie des fossiles à marche forcée : la raréfaction et les conflits autour des énergies fossiles contraignent à une transition brutale vers des pratiques sobres et décarbonées basées sur les « low-tech », les méthodes de pêche les moins énergivores et intensives se maintiennent, tandis que l’aquaculture extensive se développe.

La capacité à maintenir la production de produits de la mer face à des ruptures négatives (ex : Covid, conflits…) ou positives (ex : sursaut citoyen mondial…) a été également testée dans le cadre de chaque scénario. Les résultats montrent que le système de production de produits de la mer hexagonal serait plus à même de s’adapter aux ruptures dans le cadre des scénarios permettant de limiter les effets du dérèglement climatique et de préserver les écosystèmes (scénarios sobriété et zéro fossile).

Penser demain pour agir aujourd’hui

Après trois riches années de recherches menées par un large consortium de scientifiques, les scénarios prospectifs sur l’avenir des filières pêche et aquaculture hexagonales en 2050 du projet FORESEA 2050 ont permis d’identifier quatre mesures de gestion prioritaires. Ces mesures sont dites « sans regret », car elles produiraient des effets positifs pour concilier exploitation durable des ressources marines et adaptation aux changements sociaux et environnementaux, quelque soit le scénario considéré :

1. La planification spatiale des activités marines

L’un des constats majeurs du projet est que la compétition pour les espaces marins constitue une source croissante de conflits. Les zones côtières sont convoitées pour des usages multiples : pêche, aquaculture, tourisme, énergies marines renouvelables. Une planification spatiale rigoureuse est essentielle pour minimiser ces conflits tout en maximisant les synergies entre les nombreuses activités maritimes, en intégrant par exemple l’aquaculture dans les parcs de production d’énergies marines renouvelables.

2. L’adoption d’une approche écosystémique de la pêche et l’aquaculture

La gestion des pêches doit aller au-delà d’une approche population par population pour prendre en compte l’ensemble de l’écosystème. Cette approche écosystémique nécessite un espace de dialogue entre les différents acteurs pour dessiner une/des trajectoire(s) souhaitable(s) pour la pêche française. Elle implique de protéger les juvéniles, via la mise en place de réserves de pêche et une augmentation de la taille des mailles des filets.

La mise en œuvre de l’approche écosystémique de la pêche passe par la valorisation des actions visant à préserver les ressources, les espèces protégées ou sensibles et les écosystèmes, ou encore à réduire l’empreinte carbone des pêcheries. Des quotas de pêche supplémentaires pourraient être attribués pour inciter à multiplier ces actions vertueuses, comme le prévoit déjà la Politique Commune des Pêches.

Pour mesurer et suivre l’efficacité d’une approche écosystémique des pêches, il serait également nécessaire de disposer de réseaux d’observation et de moyens de modélisation des écosystèmes marins et des activités humaines qui s’y déroulent, afin d’évaluer et d’orienter la trajectoire des filières.

Poulpe caramélisé et polenta crémeuse © Pavillon France

3. L’encouragement à la transition alimentaire

Les scénarios mettent en évidence une tendance générale à la baisse de la consommation française de produits de la mer, qui est actuellement très élevée, et satisfaite à 70% par des importations. Inciter à consommer des produits de la mer plus locaux et diversifiés permettrait de soutenir les filières de production nationales, de laisser les pays du Sud profiter de leurs ressources et de réduire le déficit commercial. Des enquêtes sur les motivations de consommation de produits de la mer des français-e-s, et notamment des plus jeunes, confirment l’existence de comportements de consommation particuliers des « jeunes » vis-à-vis des produits de la pêche et de l’aquaculture, avec un intérêt marqué pour les questions environnementales et le bien-être animal. Ces motivations pourraient devenir centrales dans la consommation de produits de la mer de demain.

4. Le renforcement des moyens pour la recherche publique et les innovations

Le soutien à la recherche publique est indispensable pour relever les défis technologiques et environnementaux. Les innovations, comme les substituts aux farines de poisson dans l’aquaculture ou les outils numériques pour surveiller les pratiques de pêche, peuvent jouer un rôle important dans la transition.

La recherche doit également être participative et permettre un travail collectif entre scientifiques, décideurs et société civile.

Les enjeux liés à l’exploitation des ressources vivantes marines transcendent les frontières. Les principaux mécanismes qui régissent la pêche de navires européens dans les eaux de pays du Sud sont par exemple des accords de pêche bilatéraux passés entre l’Europe et ces pays. Les scénarios prospectifs du projet FORESEA 2050 intègrent ce contexte international, en envisageant le futur de la Politique Commune des Pêches européenne, l’arrêt ou la signature d’accords de pêche plus équitables avec les pays du Sud.

Le projet FORESEA 2050 s’inscrit donc dans une démarche plus large de transition écologique, en cohérence avec les Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations Unies. Les scénarios de FORESEA 2050 visent également à s’hybrider avec d’autres exercices de prospective, comme les scénarios Transition(s) 2050 de l’ADEME (Agence de l’Environnement et la Maîtrise de l’Energie), ou le scénario Afterres2050, afin de proposer des solutions systémiques aux défis de sécurité alimentaire, de préservation de la biodiversité et d’équité sociale.

Les résultats du projet FORESEA 2050 esquissent une feuille de route pour préserver demain les écosystèmes marins et l’approvisionnement en produits de la mer de l’hexagone. La mer peut rester nourricière, à condition d’engager aujourd’hui des actions politiques, économiques et citoyennes éclairées et déterminées.

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