Les océans jouent un rôle clé dans l’équilibre climatique et constituent un réservoir de biodiversité, mais les signaux d’alerte se multiplient. Une étude récente révèle qu’en seulement 40 ans, les eaux autour des Bermudes ont connu des transformations sans précédent, impactant leurs propriétés physiques et chimiques. Ces changements, qui reflètent des tendances globales, menacent la stabilité des écosystèmes marins et mettent en lumière les défis environnementaux critiques que nous devons affronter pour préserver cet équilibre vital.
Par Laurie Henry
Photo de couverture : © Bermuda Institute of Ocean Sciences
La chimie et la biologie des océans subissent des transformations profondes sous l’effet du changement climatique et des activités humaines. Ces altérations, bien que souvent invisibles, redéfinissent les écosystèmes marins et menacent les chaînes alimentaires globales. Une étude publiée dans la revue Frontiers in Marine Science, menée par des chercheurs de l’Institut des sciences océaniques de Bermudes (BIOS) et de l’Université d’État de l’Arizona, a analysé quarante années de données collectées dans l’Atlantique subtropical.
Cette recherche révèle une hausse marquée de la température, de l’acidité et de la salinité des eaux autour des Bermudes. Cet archipel d’origine volcanique est la seule terre émergée au cœur de la mer des Sargasses, délimitée par des courants océaniques formant un gyre subtropical mais qui n’a pas de côtes. En documentant les changements de la région, l’étude éclaire les défis environnementaux globaux et offre une base pour comprendre les futures dynamiques des océans, essentiels à la survie de nombreuses espèces, démontrant l’urgence d’agir.
Une montée des températures et de la salinité
Les données ont été collectées au point de mesure du programme Bermuda Atlantic Time-series Study (BATS) et à la station Hydrostation S, situées respectivement à 80 km et 25 km au sud-est des Bermudes. Depuis 1983, des campagnes mensuelles ont permis de mesurer des paramètres physiques, chimiques et biologiques à différentes profondeurs, jusqu’à 4 500 mètres. Des capteurs CTD ont enregistré température, salinité et concentration en oxygène dissous, tandis que des échantillons ont été analysés pour évaluer l’alcalinité, le carbone dissous et le pH. Ces données ont ensuite été corrigées pour éliminer les variations saisonnières et identifier des tendances à long terme significatives.

Carte de localisation de l’île des Bermudes et de deux sites de séries chronologiques océaniques (Hydrostation S, de 1954 à aujourd’hui ; et la série chronologique des Bermudes dans l’Atlantique, BATS, de 1988 à aujourd’hui). © Bates et al., 2023
Les données révèlent une augmentation moyenne de 1°C des températures de surface de l’océan Atlantique autour des Bermudes depuis 1983, soit un réchauffement annuel moyen de 0,024°C. Ce rythme, bien que graduel, s’est accéléré au cours des quatre dernières années, reflétant l’intensification globale du réchauffement climatique. Cette hausse des températures entraîne une stratification accrue des eaux océaniques, modifiant leur capacité à mélanger les couches profondes et superficielles. Les impacts se font ressentir sur l’équilibre biologique, notamment en perturbant les cycles de vie du phytoplancton, pierre angulaire de la chaîne alimentaire marine. Ce déséquilibre constitue par répercussion une menace pour l’équilibre d’organismes plus gros, comme les poissons et les mammifères marins.
Parallèlement, la salinité des eaux de surface a augmenté de 0,136 partie par mille en 40 ans, reflétant une intensification du cycle hydrologique. Ce phénomène s’explique par une évaporation plus intense due aux températures élevées, combinée à des modifications dans les précipitations régionales. Cette hausse de la salinité perturbe les courants océaniques, régulateurs du climat mondial. Comme l’indique Nicholas Bates, auteur principal de l’étude « ces changements sont emblématiques des bouleversements climatiques en cours, affectant les processus naturels comme la circulation thermohaline, qui joue un rôle crucial dans la redistribution de la chaleur entre les régions polaires et équatoriales ».
L’acidification des eaux, une menace pour les écosystèmes marins
Depuis 1983, le pH des eaux de surface des Sargasses a diminué de 0,018 par décennie, soit une acidification globale de 30 % en quarante ans. Ce phénomène découle de l’absorption accrue de CO₂ atmosphérique, qui a augmenté de 77 µatm et atteint des niveaux jamais enregistrés. Cette variation chimique réduit la saturation en minéraux essentiels, comme l’aragonite et la calcite, avec une baisse respective de 0,35 et 0,55 sur la même période. Ces minéraux sont cruciaux pour les organismes calcifiants tels que les coraux, les mollusques et les coccolithophores, dont les structures sont désormais sujettes à la dissolution. Nicholas Bates souligne que « les valeurs actuelles de la chimie des eaux de surface dépassent les gammes saisonnières des années 1980, indiquant un changement drastique dans la dynamique des écosystèmes. »

Données liées à l’acidification des océans. (A) Changements du pH en surface au fil du temps. (B) Changements de la saturation en aragonite au fil du temps. © Bates et al., 2023
Les conséquences de cette acidification dépassent la seule région des Bermudes, puisqu’elle touche aussi des régions comme le Pacifique et l’Atlantique Nord, selon les chercheurs du Bermuda Institute of Ocean Sciences (BIOS).
L’étude révèle également que les taux de carbone dissous inorganique (DIC) ont augmenté de 12,9 µmol·kg⁻¹ par décennie, un indicateur clé du changement chimique global. Ces perturbations affectent directement les chaînes alimentaires et perturbent les écosystèmes marins, des niveaux trophiques inférieurs aux grands prédateurs. L’impact sur la capacité des océans à agir comme puits de carbone est préoccupant, car l’augmentation continue du CO₂ atmosphérique limite l’efficacité de ce rôle de puits de carbone et exacerbe les crises climatique et écologique.
Le déclin de l’oxygène dissous, une autre conséquence inquiétante
La concentration en oxygène dissous (DO) dans les eaux de surface des Sargasses a diminué de 6 % depuis les années 1980, soit une baisse moyenne de 3,1 µmol·kg⁻¹ par décennie. Cette désoxygénation est directement liée au réchauffement des eaux, mesuré à +1°C sur 40 ans et réduisant la solubilité de l’oxygène dans l’eau. En outre, la stratification océanique qui en découle limite le mélange entre les eaux de surface et les eaux profondes, empêchant la pénétration de l’oxygène vers les zones inférieures et amplifiant ce déficit. Rod Johnson, co-auteur de l’étude, souligne que « cette perte d’oxygène n’affecte pas seulement les organismes marins aujourd’hui, mais constitue également un indicateur des bouleversements climatiques à venir. »

Propriétés de l’eau de mer, ajustées pour les variations saisonnières, mesurées au site BATS (1988–2023) et combinées avec les données antérieures de Hydrostation S (1983–1988). (A) Anomalies de température de surface. (B) Anomalies de salinité de surface. (C) Anomalies d’oxygène dissous en surface. © Bates et al., 2023
Les effets de cette désoxygénation sont multiples : une diminution des habitats viables pour les espèces marines sensibles à l’hypoxie, des perturbations des cycles de reproduction, et une altération des migrations de grands prédateurs marins. Les données montrent également une amplification des zones de minimum d’oxygène, essentielles à la régulation des écosystèmes. À long terme, cette tendance pourrait compromettre des écosystèmes entiers, en particulier dans les régions où les taux d’oxygène dissous sont proches du seuil critique pour la survie de nombreuses espèces. Les chercheurs mettent en garde contre ces changements, qui s’étendent à d’autres régions océaniques, illustrant une crise mondiale des écosystèmes marins exacerbée par le changement climatique.
L’étude souligne que les enregistrements BATS sont parmi les rares à durer plus de 20 ans, mais qu’au cours des dernières décennies, des observations océaniques ont été réalisées dans d’autres endroits pour brosser un meilleur tableau des défis auxquels sont confrontés les océans.
« Il sera urgent de combiner, comparer et synthétiser les données sur le carbone océanique et les données biogéochimiques, à la fois pour des analyses de données sur les tendances climatiques de la plus haute qualité et pour une synthèse des données locales, régionales et de bassin », indique le rapport.
Source : Bates NR and Johnson RJ (2023) “Forty years of ocean acidification observations (1983–2023) in the Sargasso Sea at the Bermuda Atlantic Time-series Study site”. Front. Mar. Sci. 10:1289931. doi: 10.3389/fmars.2023.1289931