La poussière saharienne nourrit la vie océanique

03/02/2025

8 minutes

océans et société

Transportées par les vents sur des milliers de kilomètres, les poussières du Sahara jouent un rôle essentiel sur la vie marine dans l’océan Atlantique. Riches en fer, les transformations chimiques qu’elles subissent durant leur voyage au-dessus de la mer rendent ce fer plus facilement utilisable par les organismes marins, en particulier le phytoplancton. Un impact jusqu’ici insoupçonné, révélé par de récents travaux.

Par Laurie Henry

Photo de couverture : Panache de poussière saharienne au-dessus de l’océan Atlantique Nord, le 18 juin 2020, via le satellite Suomi NPP de la NASA-NOAA. © NASA Worldview

De manière inattendue, les poussières du Sahara pourraient influencer profondément certains écosystèmes bien au-delà de leur point d’origine. En traversant l’Atlantique, elles semblent un rôle crucial dans l’enrichissement des océans en fer, un micronutriment essentiel à certaines fonctions biologiques (comme la photosynthèse et la respiration), mais souvent limité.

Publiés dans la revue Frontiers in Marine Science, les résultats de récents travaux menés par les équipes des universités de Californie à Riverside et de Floride, en collaboration avec le programme international de découverte océanique (IODP), montrent comment les transformations chimiques subies par le fer contenu dans ces poussières le rendent plus accessible au phytoplancton.

Le fer, moteur biologique essentiel

Pour comprendre comment le fer saharien, transporté sur de longues distances, devient bio réactif, les chercheurs ont entrepris une analyse approfondie de carottes sédimentaires issues de quatre sites stratégiques de l’Atlantique. Ces carottes, extraites dans le cadre du programme international de découverte océanique (IODP), représentent jusqu’à 120 000 ans de dépôts de poussière, permettant de retracer les variations de disponibilité en fer à différentes distances du Sahara.

Les échantillons ont été prélevés à des distances croissantes du Sahara : deux carottes près des côtes mauritaniennes (200 et 500 km à l’ouest), une au milieu de l’Atlantique et une dernière près des Bahamas, à 500 km des côtes de Floride. Les scientifiques ont analysé la teneur totale en fer et les isotopes de fer grâce à la spectrométrie de masse à plasma.

Localisation des sites de relevés avec données sur le fer. La carte de base montre des estimations du dépôt de poussière, en particulier le transport de la poussière africaine à travers la surface de l’océan. © T. W. Lyons et al., 2024

Ces analyses ont révélé une diminution de la concentration totale en fer dans les sédiments éloignés du Sahara. En parallèle, en regardant de plus près les formes chimiques du fer présent dans les sédiments (notamment des composés comme la goethite, l’hématite et la pyrite), ils ont observé que ces minéraux, initialement non bio réactifs, subissent des modifications géochimiques pendant leur transport atmosphérique. Altérées par l’humidité, les variations de température et les interactions avec des composés atmosphériques (comme les acides sulfurique ou nitrique), ces particules de fer se transforment en formes plus solubles et surtout assimilables par le phytoplancton.

Le phytoplancton au cœur du cycle du carbone

Le phytoplancton est un organisme unicellulaire situé à la base de la chaîne alimentaire marine. Chaque année, on estime qu’il capture environ 40 % du CO₂ atmosphérique produit par les activités humaines, selon les estimations des chercheurs. Sa croissance dépend de la disponibilité en fer, souvent limitée dans les océans. Dans ce contexte, le fer bio réactif issu des poussières sahariennes constitue une ressource essentielle pour son développement. « Ce fer stimule directement la prolifération du phytoplancton, ce qui renforce la productivité des écosystèmes marins et soutient le cycle global du carbone », précise le Dr Timothy Lyons de l’Université de Californie à Riverside.

Les analyses des carottes sédimentaires montrent une nette corrélation entre la distance parcourue par les poussières et l’utilisation du fer par les organismes marins. Dans des zones comme les Bahamas, situées à plus de 5 000 kilomètres du Sahara, une proportion significative du fer saharien est assimilée par le phytoplancton en suspension. Seul 30% du fer atteint le plancher océanique. En revanche, à proximité du Sahara, ce pourcentage grimpe jusqu’à 70 % du fer. « Ces données confirment que le fer saharien ne se contente pas d’être transporté sur de longues distances, mais qu’il soutient activement la vie marine et influence les processus de séquestration du carbone dans les océans », conclut le Dr Lyons. »

(A) Transport de poussières africaines au-dessus de l’Atlantique Nord en été (JJAS) et en hiver (DJFM), illustré par la profondeur optique des aérosols (AOD), une mesure de la quantité de particules dans l’atmosphère. (B) Flux de fer modélisé avec ecoGEnIE, montrant le transport des poussières depuis l’Afrique vers l’Atlantique (flèche grise). © T. W. Lyons et al., 2024

Les analyses des carottes sédimentaires montrent une nette corrélation entre la distance parcourue par les poussières et l’utilisation du fer par les organismes marins. À proximité du Sahara, jusqu’à 70 % du fer atteint les sédiments. En revanche, dans les zones éloignées comme le bassin amazonien, cette proportion chute à moins de 30 %, indiquant une absorption massive du fer par le phytoplancton en suspension. « Ces données confirment que le fer saharien ne se contente pas d’être transporté sur de longues distances, mais qu’il soutient activement la vie marine et influence les processus de séquestration du carbone dans les océans », conclut le Dr Lyons.

Affiner les prévisions

La découverte du rôle crucial des poussières sahariennes dans l’enrichissement des océans en fer bio réactif offre une perspective nouvelle pour la modélisation climatique. Le phytoplancton, grâce à sa capacité à fixer le dioxyde de carbone amosphérique (CO₂) dans sa biomasse, joue un rôle central dans le cycle du carbone. Une fois morts, ces organismes coulent au fond de l’océan, entraînant avec eux du carbone organique, un processus connu sous le nom de « pompe biologique ». En intégrant les données relatives à l’influence des poussières sahariennes sur la prolifération du phytoplancton, les modèles climatiques pourront désormais estimer plus précisément la quantité de CO₂ séquestrée dans les océans. Selon cette nouvelle étude, les variations dans les dépôts de poussières sahariennes, dictées par les vents et les conditions climatiques, pourraient significativement modifier les flux de carbone à l’échelle planétaire.

Cycle du fer océanique simplifié. (A) Poussières sahariennes riches en oxydes et silicates. (B) Transport par le vent, les particules fines voyagent loin. (C) Processus atmosphériques augmentant la solubilité (FeSol). (D) FeSol est utilisé par les phytoplanctons ou précipite rapidement. (E) Zones proches : FeSol élevé dans les sédiments. (F) Zones éloignées : FeSol réduit par assimilation biologique. © T. W. Lyons et al., 2024

Les chercheurs soulignent également que les processus naturels à grande échelle, tels que le transport atmosphérique de poussières, doivent être inclus dans les prévisions climatiques pour réduire les incertitudes. « Ces résultats montrent clairement que des éléments tels que le fer saharien ont un impact majeur sur la productivité des écosystèmes marins et, par extension, sur le climat global », explique le Dr Timothy Lyons. En effet, la bioaccessibilité accrue du fer favorise des dynamiques écologiques et climatiques interconnectées. L’intégration de ces données dans les modèles existants pourrait fournir des prévisions plus fiables sur les réponses climatiques aux variations naturelles et anthropiques des cycles biogéochimiques.

Perspectives et enjeux futurs

Cette étude implique la nécessité d’approfondir ces travaux, notamment pour mieux comprendre les impacts des changements climatiques sur ces processus. Les modifications des régimes de vents et des précipitations, conséquences du réchauffement global, pourraient altérer le transport des poussières sahariennes, et par conséquent influencer la disponibilité en fer pour les écosystèmes marins. Ces incertitudes appellent à une intégration plus fine de ces données dans les modèles climatiques pour anticiper les évolutions futures des cycles biogéochimiques.

Ces résultats soulignent également la complexité des interactions naturelles à grande échelle. « Les déserts, souvent perçus comme stériles, jouent un rôle vital en fournissant des nutriments essentiels aux océans, montrant ainsi une interconnexion globale », rappelle le Dr Jeremy Owens de l’Université d’État de Floride. Ces avancées scientifiques renforcent l’idée que même les processus terrestres apparemment isolés, comme les tempêtes de poussière, influencent directement des dynamiques écologiques et climatiques à des milliers de kilomètres. Elles rappellent également l’urgence d’une gestion durable des écosystèmes terrestres face aux défis environnementaux, pour préserver cet équilibre fragile et indispensable au fonctionnement de notre planète.


Source : Timothy W. Lyons et al., “Long-range transport of dust enhances oceanic iron bioavailability”, Frontiers in Marine Science (2024). 

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