Le verrouillage des icebergs par la banquise, une avancée cruciale pour la sécurité maritime

04/11/2024

8 minutes

océans et technologies

Les icebergs constituent une menace majeure pour la navigation en Atlantique Nord, en particulier autour des Grands Bancs de Terre-Neuve où les routes maritimes sont densément fréquentées. L’importance de surveiller les icebergs s’est affirmée depuis le naufrage tragique du Titanic en 1912. Cependant, la dérive de ces masses de glace issues du Groenland est complexe à modéliser en raison des interactions variées avec l’océan, l’atmosphère et la banquise. Une nouvelle piste est actuellement envisagée et testée en Baie de Baffin.

par Laurie Henry

La baie de Baffin est une mer bordière de l’océan Arctique, située entre le Groenland et le nord-est du Canada. Une équipe de chercheurs des universités canadiennes du Manitoba, de l’Alberta, d’Ottawa et de Carleton, dirigée par J.M. Marson, a publié une étude dans le Journal of Geophysical Research: Oceans qui met en avant l’amélioration d’un modèle numérique par un mécanisme de « verrouillage par la banquise » (Sea Ice Locking – SIL). Cette nouvelle configuration permet de mieux prédire la dérive des icebergs surtout en hiver lorsque la baie de Baffin est recouverte d’une épaisse banquise​.

Une modélisation innovante pour comprendre la dérive des icebergs en conditions hivernales

Pour étudier les effets du verrouillage par la banquise (SIL) sur la dérive des icebergs, les chercheurs ont intégré ce mécanisme au modèle océanique NEMO-ICB. Ce dernier permet de simuler la dérive des icebergs en prenant en compte diverses forces naturelles : la force des courants océaniques, la pression des vents et, dans ce cas précis, la résistance exercée par la banquise sur les icebergs.

Le mécanisme SIL représente une avancée en modélisant la force nécessaire pour que la banquise « verrouille » un iceberg, l’empêchant ainsi de se déplacer librement sous l’effet des courants. Contrairement à d’autres modèles qui appliquent une force de traînée uniforme, le SIL ajuste cette force en fonction des caractéristiques locales de la banquise, telles que son épaisseur et sa concentration, permettant de mieux simuler les conditions spécifiques de la baie de Baffin, où la banquise dense joue un rôle déterminant sur les mouvements d’icebergs.

Carte montrant la bathymétrie de la majeure partie de l’Atlantique Nord subpolaire. Les flèches indiquent le schéma général de circulation océanique, où l’orange représente les courants relativement chauds et le bleu/noir les courants relativement froids. © J. M. Marson et al., 2024

Les chercheurs ont mené cette étude en utilisant deux configurations de simulation sur une période de 15 ans (2002-2017) : une configuration de contrôle (CTL) basée sur le modèle classique sans le mécanisme de verrouillage, et une autre configuration intégrant le SIL.

Dans la configuration CTL, la banquise agit simplement comme une force de traînée proportionnelle à sa densité, sans tenir compte de la possibilité de verrouillage. En revanche, dans la configuration SIL, les forces exercées par la banquise sur les icebergs varient selon la concentration et l’épaisseur de la glace. Lorsque la banquise dépasse un certain seuil de concentration (90%) et de résistance, elle « capture » l’iceberg et le fait dériver en synchronisation avec elle. Cette configuration a permis aux chercheurs de simuler et d’observer les trajectoires d’icebergs capturés dans différentes conditions de glace en hiver.

Pour évaluer la précision de ces simulations, l’équipe a utilisé des données d’observation issues de satellites et de balises de suivi fixées sur des icebergs. Ces balises, appelées Cryologger ITBs, enregistraient la position des icebergs heure par heure, offrant une vue détaillée des trajectoires réelles des icebergs dans la baie de Baffin. Les satellites ont fourni des informations sur la concentration et la vitesse de la banquise. Les chercheurs ont ensuite comparé les trajectoires simulées par le modèle avec celles observées en réalité. Ils ont constaté que, lorsque le mécanisme SIL est activé, les trajectoires modélisées s’alignent davantage sur les trajectoires observées en hiver, les icebergs se déplaçant plus souvent avec la banquise lorsque celle-ci atteint une forte concentration, modifiant ainsi leur comportement de dérive habituel et leur interaction avec les courants.

Des trajectoires modifiées et une durée de vie prolongée des icebergs

L’intégration du mécanisme de verrouillage par la banquise dans les modèles de dérive a permis de mieux comprendre les trajectoires hivernales des icebergs dans la baie de Baffin. Plus précisément, les chercheurs ont constaté que les icebergs, lorsqu’ils sont verrouillés par la banquise, ont tendance à s’éloigner du courant côtier de l’île de Baffin pour dériver plus largement vers le sud-est. Sans le mécanisme SIL, les icebergs suivent principalement la circulation cyclonique de la baie, restant concentrés le long du courant. Les données montrent que, dans les scénarios avec SIL, il y a une augmentation significative du nombre d’icebergs s’éloignant de ce courant, ce qui explique leur présence accrue dans les eaux de Terre-Neuve en hiver. De plus, la durée de vie des icebergs est prolongée, passant de 220 à 241 jours, car la banquise protège ces masses de glace de la fonte rapide provoquée par les vagues et les vents.

(a) Carte montrant le nombre net d’icebergs dérivant plus rapidement (en rouge) ou plus lentement (en bleu) que la banquise dans la simulation CTL (2002–2017). Les lignes pointillées délimitent les principales zones où les icebergs dérivent plus lentement. (b) Vitesse des icebergs par rapport à celle de la banquise dans des conditions de forte concentration de glace pour la simulation CTL. Les points rouges indiquent des icebergs plus rapides que la banquise, et les points bleus l’inverse. (c) Direction de dérive des icebergs dans la baie de Baffin en hiver (janvier-mars) pour CTL (en bleu) et SIL (en rouge). La taille des barres indique la fréquence de déplacement dans chaque direction. © J. M. Marson et al., 2024

Ces résultats ont des implications importantes pour la sécurité maritime et la gestion des risques. Actuellement, environ 400 icebergs traversent chaque année le 48e parallèle nord, un point critique pour les routes maritimes transatlantiques. L’étude a révélé que l’application du mécanisme SIL permet de mieux prédire le pic de passage des icebergs à cet endroit. Il y a un ajustement des prévisions saisonnières d’un mois, et un nombre de passages prévus revu à la hausse (de 347 à 390), ce qui correspond plus fidèlement aux observations réelles. En anticipant ces déplacements, les autorités peuvent planifier les routes maritimes de manière plus sûre, minimisant ainsi le risque de collision avec les navires qui convergent vers les Grands Bancs de Terre-Neuve, où se concentrent plusieurs routes internationales.

Carte montrant la différence de distribution des icebergs entre les simulations SIL et CTL (SIL – CTL), indiquant les zones où les icebergs dérivent davantage (en rouge) ou moins souvent (en bleu) avec le mécanisme de verrouillage par la banquise (SIL) par rapport à la simulation traditionnelle (CTL). La ligne pointillée noire encercle la principale région où l’on observe une diminution de la présence d’icebergs. © J. M. Marson et al., 2024

L’étude souligne également que le verrouillage par la banquise modifie la répartition de l’eau de fonte des icebergs dans l’Atlantique Nord subpolaire. Les simulations ont montré que les icebergs protégés par la banquise déversent cette eau de fonte plus près des côtes canadiennes, notamment autour de la baie de Baffin, du détroit de Lancaster et de la côte du Labrador, plutôt que de se disperser dans l’intérieur de la baie et la mer du Labrador.

Cette concentration accrue de fonte peut avoir des répercussions sur la circulation locale des courants océaniques et la distribution du sel, influençant potentiellement les écosystèmes marins et la dynamique océanique régionale. Pour la gestion climatique, ces observations sont cruciales car elles pourraient permettre d’affiner les modèles de distribution des masses d’eau douce dans l’océan Atlantique nord et potentiellement améliorer la sécurité maritime en anticipant mieux les zones à risque.


Source : Marson, J. M., Myers, P. G., Garbo, A., Copland, L., & Mueller, D. (2024). “Sea ice-driven iceberg drift in Baffin Bay”. Journal of Geophysical Research: Oceans, 129, e2023JC020697.

Lire la publication

ces événements pourraient vous intéresser... tout voir