Des sons océaniques mystérieux décodés par une nouvelle application d’IA

03/12/2024

7 minutes

océans et technologies

Depuis près de dix ans, un son étrange mêlant grognements et pings métalliques intrigue les scientifiques qui explorent les profondeurs du Pacifique près de la fosse des Mariannes. Ce bruit, surnommé « biotwang », a été attribué aux baleines de Bryde, grâce à des avancées en intelligence artificielle (IA). Ce mystère résolu ouvre une nouvelle ère pour l’étude des espèces marines discrètes grâce aux nouvelles technologies.

par Laurie Henry

Photo de couverture : © NOAA Fisheries

Les baleines de Bryde (Balaenoptera edeni) sont des cétacés de taille moyenne appartenant à la famille des rorquals. Elles mesurent généralement entre 12 et 16 mètres et peuvent peser jusqu’à 25 tonnes. Réparties dans les eaux tropicales et subtropicales du globe, elles privilégient les régions chaudes où les températures dépassent 20 °C. Elles ne migrent pas sur de longues distances, mais leurs routes restent inconnues. Leur comportement discret et leur mobilité constante compliquent leur observation et leur étude, laissant de nombreuses zones d’ombre sur leur écologie. Cependant, de récentes recherches menées par Ann N. Allen et al., 2024 ont permis de lever une partie du voile, en combinant enregistrements acoustiques sous-marins et intelligence artificielle.

Des sons uniques révélateurs de l’écosystème marin

En 2014, des chercheurs ont capté un son énigmatique dans les profondeurs du Pacifique Nord, près de la fosse des Mariannes, qu’ils ont baptisé « biotwang ».

Ce son complexe mêle une tonalité grave à des pings métalliques. Il était si atypique qu’il semblait artificiel, rappelant davantage le bruit d’un sonar militaire ou d’un navire que le cri d’un animal marin. Ann Allen, océanographe à la NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), a alors entrepris des années d’analyse pour percer ce mystère. En croisant ces enregistrements avec des observations visuelles de baleines de Bryde dans cette région, son équipe a confirmé que ces cétacés étaient bel et bien à l’origine de ces vocalisations. Leur identification a été rendue possible grâce à des capteurs acoustiques sous-marins et des méthodes de suivi rigoureuses, éclairant pour la première fois un aspect méconnu de cette espèce discrète.

Carte des enregistrements acoustiques haute fréquence. © A. N. Allen et al., 2024

Ces vocalisations, qui atteignent parfois 8000 Hz, sont uniques parmi les baleines à fanons et semblent étroitement liées à leur habitat. Les baleines de Bryde dépendent fortement de la Transition Zone Chlorophyll Front (TZCF), une zone de rencontre entre eaux chaudes et froides où se concentre une abondance de plancton, leur principale source de nourriture. Cette zone essentielle pour ces baleines fluctue avec les saisons et les courants océaniques.

L’intelligence artificielle, un outil révolutionnaire

Analyser manuellement plus de 180 000 heures d’enregistrements acoustiques captés par les hydrophones sous-marins du réseau de la NOAA aurait été une tâche titanesque. Conscients de cette limite, les chercheurs se sont associés à Google pour concevoir un modèle d’intelligence artificielle capable de reconnaître les vocalisations des cétacés, notamment celles des baleines de Bryde.

Ce système innovant, surnommé le « Shazam* pour baleines », convertit les sons en spectrogrammes visuels et les compare à une base d’apprentissage pour en identifier les patterns (ou schémas répétitifs et caractéristiques). Ce procédé a non seulement permis de réduire considérablement le temps nécessaire à l’analyse des données, mais aussi d’affiner la précision des classifications acoustiques.

Pour ce faire, les chercheurs se sont appuyés sur des bases de données acoustiques à long terme collectées par le réseau de capteurs sous-marins de la NOAA. Depuis 2005, ce réseau a accumulé plus de 500 téraoctets de données couvrant près de 200 000 heures d’enregistrements dans 13 sites différents du Pacifique Nord.  Cette approche révolutionne la surveillance passive des espèces marines, particulièrement celles vivant en dehors de toute observation directe.

Fréquence d’enregistrement des biotwangs sur quatre sites : (A) Wake, (B) Pagan, (C) Saipan, et (D) Tinian. Cela est exprimé en pourcentage du temps d’enregistrement quotidien où ces sons ont été détectés. Les zones grises indiquent les périodes pendant lesquelles des enregistrements ont été effectués. © A. N. Allen et al., 2024

En outre, pendant des missions en mer menées entre 2018 et 2021, les chercheurs ont repéré 10 groupes de baleines de Bryde près de la fosse des Mariannes. En neuf occasions, les biotwangs ont été enregistrés en simultané avec les observations visuelles de ces baleines, confirmant ainsi leur lien.

Grâce à cette combinaison de techniques, les chercheurs ont pu révéler des schémas migratoires saisonniers chez les baleines de Bryde dans le Pacifique Nord-Ouest, avec une concentration notable de biotwangs dans des zones riches en plancton. Ces zones, souvent localisées autour des fronts de transition climatique, jouent un rôle clé dans l’alimentation et les déplacements de ces cétacés. Comme ces fronts se voient modifiés chaque saison, selon les courants et les caractéristiques de l’eau (comme la température), les baleines suivent des routes complexes à suivre. Ces changements mettent en évidence une réalité plus large : l’impact croissant du changement climatique sur les habitats et les comportements des baleines.

L’impact du changement climatique sur les populations marines

Le changement climatique influe profondément les dynamiques des écosystèmes marins, et les baleines de Bryde, étroitement liées à leur environnement alimentaire, en subissent les répercussions. Les phénomènes climatiques tels qu’El Niño et La Niña modifient la position et l’intensité de la TZCF. Cette zone se déplace de plus en plus vers le nord en réponse au réchauffement global, obligeant les baleines à parcourir des distances accrues pour atteindre leurs sites de nourrissage. Ces migrations allongées augmentent leur dépense énergétique, réduisant leurs réserves disponibles pour la reproduction et la survie. Comme le souligne Ann Allen, ces efforts supplémentaires, combinés à l’instabilité des courants océaniques, risquent d’affaiblir la résilience des populations de baleines de Bryde à long terme.

Les analyses acoustiques révèlent également une variabilité interannuelle marquée dans les appels des baleines, influencée par les conditions océaniques. En 2016, par exemple, les biotwangs ont été enregistrés en grand nombre, correspondant à une période où la TZCF était particulièrement productive en raison de courants favorables.

Ce lien entre les fluctuations climatiques et l’activité des baleines permet de mieux comprendre l’impact des changements environnementaux sur leurs comportements alimentaires et migratoires. En revanche, des années de faible productivité marine, causées par des perturbations climatiques accrues, pourraient réduire la disponibilité des ressources alimentaires et menacer l’équilibre écologique de ces mammifères. Toutes ces données de suivi des comportements des mammifères marins sont essentielles pour modéliser les effets à long terme du changement climatique et orienter des politiques de conservation adaptées aux pressions écologiques croissantes.

* Shazam : application mobile qui identifie rapidement des chansons en enregistrant un extrait sonore via le microphone, puis en le comparant à une vaste base de données musicale. En quelques secondes, elle fournit des informations sur le titre, l’artiste et l’album, facilitant la découverte musicale instantanée.


Source : Ann N. Allen et al., “Bryde’s whales produce Biotwang calls, which occur seasonally in long-term acoustic recordings from the central and western North Pacific”, Frontiers in Marine Science (2024).

Lire la publication

ces événements pourraient vous intéresser... tout voir