Des chercheurs ont découvert que le ralentissement de la circulation de l’eau profonde autour de l’Antarctique, dû à la fonte des glaciers, réduit les niveaux d’oxygène de l’océan. Cette découverte, obtenue grâce à des méthodes de mesure innovantes, a des implications majeures pour la vie marine et le climat mondial.
Par Laurie Henry
Un réseau d’observations pour mesurer les changements en Antarctique
Chaque année dans les abysses océaniques, environ 250 milliards de tonnes d’une eau à la fois dense, salée et très riche en oxygène s’écoulent près de l’Antarctique. Cette masse d’eau profonde, baptisée Eau de Fond Antarctique (AABW), est un maillon essentiel de la circulation océanique globale.
En effet à l’échelle de la planète, on peut imaginer la circulation océanique comme un énorme tapis roulant fait de courants marins qui tapissent tous les océans du monde. Ce sont eux qui assurent la distribution de la chaleur des zones équatoriales en surface vers les zones polaires en profondeur.
Du nord au sud, les échanges dynamiques ont lieu en trois dimensions, activés par les différences en température (thermo) et salinité (halo) entre les différentes masses d’eau. Comme un millefeuilles géant, celles-ci se superposent verticalement dans l’océan pour permettre l’équilibre, en mettant les eaux les plus douces et légères au-dessus des eaux salées les plus lourdes.
Les quantités de masses d’eau entrainées par cette circulation thermohaline sont particulièrement importants dans l’océan austral qui entoure l’Antarctique et, lui seul, assure la connexion entre les trois principaux océans Indien, Pacifique et Atlantique.
Mais une récente étude publiée dans la revue Nature Climate Change par Kathy Gunn, chercheuse océanographe au CSIRO (Commonwealth Scientific and Industrial Research) en Australie, fait état d’un ralentissement du processus de plongée de l’AABW, entraînant notamment une baisse importante des quantités d’oxygène disponibles dans l’océan profond.
Pour comprendre comment et pourquoi l’océan profond change, les scientifiques ont combiné pour cette étude des observations hydrologiques (de pression, température et salinité de l’eau de mer) et biologiques (oxygène en particulier) obtenues pendant les campagnes océanographiques depuis les navires, avec des mesures (d’hydrologie et de vitesses de courants) obtenues à certains points fixes à partir de mouillages. Ces mouillages instrumentés, équipés d’une bouée en surface et attachés à un câble pour être ancrés au fond, peuvent être laissés sur un même site d’observation d’une à deux années.
En intégrant ces données à des modèles numériques, les chercheurs ont enfin pu calculer le volume et le transport en oxygène de l’AABW. L’équipe s’est concentrée sur le bassin antarctique australien, qui est historiquement le lieu des grands changements de caractéristiques de cette masse d’eau.
Une fonte des glaciers et un ralentissement de la circulation océanique profonde
Les observations du bassin antarctique australien montrent que la circulation de l’océan profond dans cette région a globalement ralenti d’environ 30% depuis les années 1990.
Le transport de l’AABW a diminué de 4,0 Sv entre 1994 et 2009, au cours d’une période de fort rafraîchissement sur le plateau continental. Entre 2009 et 2018, une augmentation de la salinité de l’eau du plateau, précédemment liée à la variabilité climatique transitoire, avait entraîné une reprise partielle (2,2 Sv) de ce transport de l’AABW. Sur l’ensemble de la période (1994 à 2017), le ralentissement net a été quantifié à -0,8 ± 0,5 Sv par décennie.
Ce ralentissement s’est produit par l’accélération de la fonte des glaciers de l’Antarctique. Une arrivée importante d’eaux moins salées, donc plus légères, a induit un rafraîchissement global des eaux du plateau antarctique et par conséquence indirecte, un ralentissement du processus de plongée d’eaux salées denses vers les plus grandes profondeurs.
Le ralentissement de ce processus clé que l’on nomme convection verticale, a aminci les couches bien oxygénées, entraînant une désoxygénation de -3 ± 2 μmol/kg par décennie. Il a également entrainé une diminution des nutriments disponibles pour la vie marine en surface. Car en plus d’être froides et bien oxygénées, les eaux profondes sont en effet riches en nutriments.
En profondeur, en complément d’une désoxygénation des eaux profondes, la dynamique du tapis roulant de la circulation océanique est également bouleversée dans son intégralité, affectant en retour l’équilibre climatique.
Des impacts globaux et la nécessité d’une action climatique
Une diminution de la circulation profonde en Antarctique devrait se poursuivre, voire s’accélérer, à mesure que la calotte glaciaire fond sous un climat qui se réchauffe rapidement.
Le rafraîchissement, la contraction et la désoxygénation de l’AABW observés par d’autres études dans d’autres bassins antarctiques suggèrent que le rafraîchissement des eaux du plateau (par la fonte glaciaire ou les changements de la glace de mer) entraîne un ralentissement circumpolaire du retournement abyssal et de la ventilation. Les scientifiques s’attendent à ce que le rafraîchissement des eaux du plateau continental se poursuive et même s’accélère au cours des prochaines décennies, à mesure que l’inlandsis antarctique perdra de la masse dans un climat qui se réchauffe
Même si les impacts de ces changements sur la vie marine et le climat mondial sont encore incertains, il est évident que des actions sont nécessaires pour atténuer les effets du changement climatique aussi sur l’océan profond. Les recherches futures devront se concentrer sur la surveillance de ces changements et sur la compréhension de leurs implications à long terme.
Source : Gunn, K.L., Rintoul, S.R., England, M.H. et al., “Recent reduced abyssal overturning and ventilation in the Australian Antarctic Basin”, Nat. Clim. Chang. 13, 537–544 (2023). https://doi.org/10.1038/s41558-023-01667-8