Les aires marines protégées (AMP) jouent un rôle crucial dans la gestion des écosystèmes côtiers, apportant des avantages tant écologiques que sociaux. Pourtant, des données manquent à l’évaluation de leur impact et à l’identification des interactions et compromis entre les objectifs écologiques et les objectifs sociaux, afin d’ajuster au mieux leur gestion selon les besoins locaux. Une étude menée par l’équipe de Victor Brun de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE) se concentre sur l’évaluation des effets écologiques d’une AMP établie en 2016 à Palawan aux Philippines, et fournit des données cruciales pour trois nouvelles AMP créées en 2022.
par Laurie Henry
En couverture : Photo de corail – copyright : Corinne Bourbeillon © Fondation Prince Albert II de Monaco
Les aires marines protégées (AMP) sont devenues des outils essentiels pour la conservation des écosystèmes marins et la gestion durable des ressources halieutiques. Dans les régions où les communautés dépendent fortement des ressources côtières pour leur subsistance, l’efficacité des AMP est d’une importance essentielle. Savoir en évaluer les impacts est donc nécessaire pour les populations et les décideurs politiques.
Un modèle d’étude pour évaluer l’efficacité des aires marines protégées
En raison de la dépendance des populations locales aux ressources marines, des AMP de petite taille, généralement inférieures à 100 hectares, sont souvent préférées. Elles sont créées et gérées en collaboration avec les communautés côtières, offrant une alternative efficace aux réglementations plus rigides et imposées de l’extérieur. Cela permet ainsi une gestion plus adaptée et réactive aux besoins locaux, favorisant une meilleure acceptation et une réelle implication des populations. En intégrant les connaissances et les pratiques locales, ces AMP peuvent être plus durables, apportant des bénéfices écologiques et économiques tangibles aux communautés dépendantes de ces ressources marines.
Dans le cadre d’une étude récente publiée dans Conservation Science and Practice, l’AMP de l’île de Pangatalan (PIMPA), mise en place en 2016, a été intégrée en 2022 à un réseau de trois nouvelles AMP. L’étude a été menée dans la baie de Shark Fin, située entre les municipalités de Taytay et El Nido, dans la province de Palawan, Philippines.

Carte de la zone d’étude. © V. Brun et al., 2024
Pour évaluer les effets de ces AMP, les chercheurs ont adopté un design d’étude contrôle-impact (CI) qui permet de comparer les sites protégés et non protégés. Les espèces de poissons ciblées par la pêche ont été identifiées en collaboration avec les pêcheurs locaux. Des recensements visuels sous-marins (UVC) ont été réalisés sur divers sites, incluant des récifs coralliens, des herbiers marins, des mangroves et des fonds mous.
Évaluation des espèces cibles et méthodologie de recensement
Pour comprendre l’impact des AMP sur les espèces locales, une liste détaillée des espèces présentes dans la région a été établie. Ce travail a été réalisé en utilisant un guide existant ainsi que des entretiens approfondis avec des pêcheurs locaux. Ces échanges ont permis d’identifier non seulement les espèces, mais aussi leurs noms vernaculaires en Cuyonon, Filipino et Visayan, reflétant la richesse culturelle de la région.
Les espèces ont ensuite été classées selon leur valeur commerçante sur une échelle de 0 à 3. 0 indique une espèce jamais ciblée et 3 une espèce vendue à un prix élevé. Cette classification a permis d’appliquer des scores de ciblage spécifiques aux espèces observées lors des recensements visuels sous-marins (UVC).
Ces derniers ont été menés sur 36 sites, incluant des sites protégés au sein de la PIMPA et des sites non protégés, afin de fournir une comparaison pertinente. Les espèces cibles ont été identifiées, comptées et leur taille totale estimée par des plongeurs formés. Les collectes de données ont eu lieu en avril et novembre 2021 pour capturer les variations saisonnières éventuelles. Les analyses des observations ont été effectuées en utilisant des modèles de régression linéaire mixte, permettant de comparer les données communautaires des poissons entre les sites protégés et les sites témoins de manière statistiquement robuste. Ces modèles sont des outils statistiques permettant de prendre en compte à la fois les effets fixes et aléatoires dans l’analyse des données.
Les effets fixes sont les variables de réponse à l’AMP telles que la richesse des espèces, la taille moyenne, l’abondance, la biomasse et le niveau trophique moyen. Elles ont été centrées autour de la moyenne pour standardiser les estimations. Les effets aléatoires incluaient des facteurs tels que la saison, l’emplacement, la profondeur, la marée, la visibilité et les conditions météorologiques, afin de tenir compte des variations environnementales et des conditions de l’habitat. En utilisant ces modèles, les chercheurs ont pu isoler l’effet de la protection des aires marines sur les populations de poissons tout en contrôlant pour les autres variables environnementales.
Des résultats prometteurs
L’étude a permis d’observer un total de 91 espèces de poissons appartenant à 12 familles différentes. Parmi ces espèces, quatre ont été classées comme menacées par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (IUCN) : Cheilinus undulatus, Bolbometopon muricatum, Scarus hypselopterus et Plectropomus areolatus. Ces espèces menacées étaient significativement plus abondantes dans les sites protégés par l’AMP de Pangatalan (PIMPA) que dans les sites non protégés.

Comparaison de la taille et de la structure trophique (herbivore, planctonivore, mangeurs de crustacés, de poissons, micro et macro mangeurs d’invertébrés) entre les sites protégés (aire marine protégée de l’île de Pangatalan, PIMPA) et les sites témoins (non protégés). Effets de la protection sur la longueur totale (A), l’abondance par classe de taille (B) et la biomasse (kg/ha) par type trophique (C). © V. Brun et al., 2024
Après cinq années de protection, les résultats montrent que les sites protégés présentent une richesse spécifique, une abondance, une taille moyenne des individus et une biomasse considérablement plus élevées comparées aux sites non protégés. La biomasse moyenne observée dans les sites protégés était de 584 kg par hectare, tandis que celle des sites non protégés était de 219 kg par hectare. Ces données chiffrées indiquent une amélioration notable des populations de poissons dans les zones bénéficiant de la protection des AMP.
Amélioration des méthodes de collecte de données et implication des communautés locales
Cette étude fournit des données de base essentielles pour une évaluation future du réseau d’AMP nouvellement mis en place, mais aussi pour toute autre AMP. Les différences observées entre les sites protégés et les sites témoins sont probablement attribuables aux mesures de conservation mises en œuvre, telles que la restriction des activités de pêche et la protection des habitats marins critiques, écrivent les auteurs. L’implication des pêcheurs locaux dans l’étude a été cruciale pour identifier les espèces cibles et valider les observations sur le terrain.
Les auteurs recommandent d’améliorer les futurs échantillonnages en collectant des données sur l’habitat à une échelle plus fine et en incluant des informations détaillées sur l’effort de pêche. Par exemple, la mesure de la couverture corallienne, de la complexité de l’habitat et des variations de la turbidité de l’eau pourrait fournir des indications supplémentaires sur les facteurs influençant les populations de poissons. En intégrant ces paramètres, les chercheurs peuvent différencier les effets des conditions de l’habitat et attribuer les différences observées entre les sites protégés et les sites témoins aux mesures de protection des AMP, plutôt qu’à des variations naturelles préexistantes dans les habitats.
De plus, l’intégration de données sur les pratiques de pêche locales, comme les types d’engins utilisés et les zones de pêche, permettrait de mieux comprendre l’impact des AMP sur les communautés de pêcheurs. Cette approche holistique pourrait conduire à des stratégies de gestion encore plus efficaces, favorisant à la fois la conservation des écosystèmes marins et le bien-être des populations locales dépendantes de ces ressources. Une telle démarche contribuerait à une gestion plus adaptative et réactive.
Source : Victor Brun, et al., “Baseline assessment and early effects of a network of marine protected areas”. Conservation Science and Practice, In press, ⟨10.1111/csp2.13121⟩