Le changement climatique pousse les poissons-lanternes de l’océan Austral dans un cul-de-sac

01/09/2025

10 minutes

océans et climat

Les océans sont tous connectés entre eux, mais leur température peut agir comme une barrière, notamment pour les poissons-lanternes. Le changement climatique pourrait avoir des conséquences dramatiques, en poussant certaines espèces adaptées au froid vers un véritable cul-de-sac, où elles seraient piégées contre l’Antarctique.

par Cam Ly Rintz, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Boris Leroy, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Photo de couverture : Krefftichthys anderssoni et Electrona carlsbergi, deux espèces de poissons-lanternes de l’océan Austral (en haut : vue latérale en lumière naturelle ; en bas : vue ventrale en fluorescence) Jérôme Mallefet/FNRS/UCLouvain

 

Nous pensons souvent que tous les océans du globe sont connectés et que les animaux qui y vivent peuvent voyager de l’un à l’autre. Du côté de la recherche, le concept de One Ocean (un océan unique) a même émergé pour inviter les scientifiques à considérer cette interdépendance.

Pourtant, malgré cette grande connectivité, la biodiversité marine est loin d’être homogène. Elle se répartit en grandes communautés distinctes parmi les océans du monde. C’est le cas notamment des poissons-lanternes (désignés de la sorte du fait de leur bioluminescence) qui résident dans l’hémisphère Sud. En nous intéressant à ces espèces, nous avons découvert que la température de l’eau agit comme une barrière tout autour de l’océan Austral, séparant les communautés.

Avec le changement climatique, cette barrière se déplace vers le sud, ce qui pousse les poissons-lanternes de l’océan Austral dans un cul-de-sac, piégés par le continent antarctique.

Les poissons-lanternes, poissons les plus abondants des abysses

Nous nous sommes intéressés à la grande famille des poissons-lanternes, ou myctophidés, à l’interface entre l’océan Austral et les autres océans du globe.

Contrairement à ce que l’on peut croire, les poissons-lanternes ne sont pas les poissons aux grandes dents et à la petite loupiote sur la tête comme dans le Monde de Nemo : ça, ce sont les baudroies abyssales. Les poissons-lanternes, eux, sont de fascinants petits poissons (en général, de moins de 10 centimètres) aux grands yeux dont les « lanternes » (photophores, organes qui émettent de la lumière) sont réparties le long du corps selon des motifs spécifiques leur permettant notamment de se camoufler ou de se reconnaître dans des profondeurs jusqu’à plus de 1 000 mètres.

Avec près de 250 espèces, on les retrouve dans tous les océans du globe. Ce sont les poissons les plus abondants à ces profondeurs. La plupart accomplissent tous les jours une formidable migration verticale, passant la journée dans les couches plus profondes, où ils sont moins visibles pour les prédateurs, et remontant à la surface la nuit pour se nourrir.

Dans notre étude, l’objectif était d’étudier la répartition géographique des poissons-lanternes, afin de comprendre comment et pourquoi ils se structurent en communautés. Nous ne partions pas de rien : l’expérience de nos collègues océanographes après des décennies d’échantillonnage dans la zone suggérait que les communautés de poissons-lanternes changent complètement à peu près au niveau de la zone des archipels de Crozet et de Kerguelen, dans le sud de l’océan Indien.

À cet endroit, il se trouve que les fronts océaniques sont particulièrement resserrés. Ces fronts correspondent à des changements brutaux de conditions de l’eau, notamment de température. Plusieurs ont été mis en évidence tout autour de l’océan Austral, dont le front subtropical et le front subantarctique.

L’océan Austral et ses fronts océaniques (front subtropical et front subantarctique en pointillés).
Cam Ly Rintz/Muséum national d’histoire naturelle, CC BY

On savait également que la température jouait un rôle important pour ces espèces, mais sans avoir de vision sur la répartition des communautés. Ces éléments nous ont amenés à tester une hypothèse qui existe depuis longtemps en écologie, mais qui n’avait jamais été démontrée auparavant. Se pourrait-il que le climat agisse comme une barrière à laquelle toutes les espèces réagissent de la même manière, séparant ainsi les communautés de poissons-lanternes ?

La température agit comme une barrière

En étudiant la répartition géographique de toutes les espèces de poissons-lanternes du sud de l’hémisphère Sud, nous avons montré qu’elles s’organisent en deux grandes régions biogéographiques très différentes :

  • d’une part, une communauté australe composée de 19 espèces se regroupe tout autour du continent antarctique ;
  • et, d’autre part, plus au nord, une communauté subtropicale comprend 73 espèces.

Mais entre ces deux régions, aucune barrière physique ni continent. Nous avons alors testé avec des modèles statistiques l’ensemble des variations de l’océan dans la zone : température, salinité, composition chimique, etc.

Parmi tous ces facteurs, il apparaît que la température ressort, sans équivoque, comme la principale force qui sépare ces deux communautés. Ce qui est nouveau ici, c’est la découverte que toutes les espèces répondent de la même manière à la température : les espèces australes ne s’aventurent pas dans des eaux au-dessus de 8 °C, tandis que les espèces subtropicales ne s’aventurent pas dans celles en dessous de 8 °C.

Ainsi, la température forme une barrière climatique nette, peu perméable, séparant les deux communautés de poissons-lanternes. De l’équateur au pôle, la température de l’océan devient de plus en plus froide, et c’est précisément autour de 8 °C que nous avons mis en évidence cette barrière. C’est d’ailleurs la température que l’on retrouve entre les fronts subtropical et subantarctique.

Ce qui est très intéressant, c’est que, en cherchant à comprendre les mécanismes physiologiques qui expliquent cette séparation, nous avons découvert qu’une hypothèse sur un seuil physiologique à 8 °C avait été proposée en 2002, et que nos travaux viennent la corroborer.

Survivre en dessous de ce seuil nécessite des adaptations au froid, qui ont un coût : ne pas pouvoir survivre à la moindre élévation de température. Les espèces polaires ont ainsi un métabolisme adapté aux conditions extrêmes, mais qui, en retour, les rend incapables de supporter des eaux plus chaudes.

Une perte d’habitat causée par le réchauffement climatique

Avec le changement climatique, l’océan se réchauffe de façon globale, ce qui va induire un déplacement de cette barrière vers le pôle Sud. Les poissons-lanternes subtropicaux vont avoir accès à de nouvelles zones, qui auparavant étaient trop froides, et vont ainsi étendre leur aire de répartition vers le sud. Cependant, pour la communauté australe, ces zones vont devenir trop chaudes, et les espèces vont devoir se replier vers le pôle pour rester à des températures suffisamment basses.

Le problème, c’est que, de l’autre côté, se trouve l’Antarctique, qui forme ainsi un véritable cul-de-sac… Piégée par le continent, la communauté australe verra son habitat se réduire drastiquement.

Déplacement des communautés de poissons-lanternes sous l’effet du changement climatique.
Cam Ly Rintz/Muséum national d’histoire naturelle, CC BY

En appliquant des modèles climatiques en fonction des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre établis par le Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), nous pouvons projeter la magnitude probable de ces changements. D’après ces scénarios, d’ici 2100, les poissons-lanternes de la région australe pourraient perdre 11 millions de kilomètres carrés (km2) de surface habitable, soit 23 % de leur habitat actuel. Pour donner un ordre de grandeur, cela représente l’équivalent de 80 % de la superficie de l’Antarctique !

L’importance des aires marines protégées

Pourquoi ces résultats sont-ils inquiétants ? D’une part, ils indiquent que le changement climatique représente une menace directe pour les poissons-lanternes de l’océan Austral. D’autre part, les poissons-lanternes occupent une position clé dans la chaîne alimentaire : ce sont à la fois des prédateurs du krill, mais aussi des proies des grands prédateurs marins, comme les manchots ou les éléphants de mer.

Comment les déplacements des poissons-lanternes vont-ils affecter leurs proies ou leurs prédateurs ? Par exemple, pour certains prédateurs marins qui se reproduisent sur des îles comme les Crozet ou les Kerguelen, devront-ils nager plus loin pour se nourrir ? Pourront-ils se rabattre sur d’autres espèces ? Il est extrêmement difficile de répondre à ces questions, d’autant plus que ces autres membres de la chaîne alimentaire seront également affectés par le changement climatique, à des rythmes différents suivant la physiologie et l’écologie des espèces.

Alors comment, face aux changements climatiques et à l’incertitude qui en découle, peut-on concrètement aider ces écosystèmes fragiles à s’adapter aux changements climatiques ? La première étape est de s’assurer que les espèces qui les composent sont en bonne santé et ne sont pas déjà menacées de disparition. Pour cela, il faut réduire au maximum les menaces sur lesquelles nous pouvons agir, telles que la surpêche et la destruction de leurs habitats.

Une solution efficace est de créer des aires marines protégées qui préservent réellement les écosystèmes marins des méthodes de pêche destructrices, ce qui n’est malheureusement pas le cas pour beaucoup d’entre elles actuellement.

Ces zones sont cruciales pour permettre aux espèces de se rétablir et de devenir plus résistantes. Pour être efficaces face aux changements climatiques, ces aires protégées doivent être variées. Il est important de protéger des zones qui resteront relativement stables malgré le changement climatique, qui serviront de refuges, de même qu’il est aussi essentiel de protéger les zones qui seront plus touchées, afin de permettre à leurs espèces et écosystèmes d’être en bonne santé pour s’adapter aux bouleversements qui s’amorcent.

En d’autres termes, un bon réseau d’aires protégées doit représenter toute la diversité des conditions actuelles et futures. Dans le cas de nos poissons-lanternes, cela signifie qu’il faut protéger des zones où vivent les espèces d’eau chaude, d’autres pour celles vivant en eau froide, mais aussi, et surtout, la zone de transition entre les deux communautés, où les espèces se rencontrent, car, c’est là que les changements seront les plus importants.

Nos travaux, en prédisant où ces zones pourraient être localisées, servent ainsi de support aux prises de décision sur la localisation des aires protégées, comme celles menées au sein de la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR).The Conversation


Cam Ly Rintz, Doctorante en écologie marine et sociologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Boris Leroy, Maître de conférences en écologie et biogéographie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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