Première femme à diriger la station biologique de Roscoff, Catherine Boyen est sur tous les fronts pour promouvoir la place des femmes dans le monde des sciences. Biologiste de formation, cette spécialiste des grandes algues marines revient sur les grandes évolutions qu’a connu le centre de recherche breton en 150 ans d’existence et rappelle le rôle essentiel des stations marines, ces laboratoires où l’on fait de la science « les pieds dans l’eau ».
Océans connectés donne ce mois-ci la parole à une nouvelle grande témoin : la biologiste Catherine Boyen, à la tête de la Station biologique de Roscoff, dans le Finistère, depuis 2019. En 150 ans, la chercheuse est la première femme à occuper ce poste de direction.
Directrice de recherche CNRS, cette spécialiste de la biologie des grandes algues a participé activement au développement de la génomique marine en France et en Europe. En 2003, elle a participé à la création du réseau d’excellence «Marine Genomics Europe», comprenant près de 500 scientifiques de 16 pays. Réseau qu’elle a par la suite dirigé.
En juillet 2022, elle a reçu l’insigne de la Légion d’honneur pour son engagement au service de la recherche scientifique, de la promotion des femmes en sciences et de la sensibilisation du public sur les questions de préservation des océans.
Des propos recueillis par Marion Durand.
Photo de couverture : Catherine Boyen, directrice de la Station biologique de Roscoff © Franc Betermin – MorlaixCommunauté
Vous dirigez la station biologique de Roscoff, en cette rentrée 2024, quels sont les grands objectifs de la station ?
Catherine Boyen : L’un des grands objectifs de la station est de poursuivre nos projets de recherche en les faisant monter en puissance mais aussi d’aller chercher de nouveaux projets nationaux ou européens dans le domaine de la biologie des grandes algues et des microalgues puisque ce sont deux sujets emblématiques de la station. Pour les microalgues, on mène des travaux pour comprendre leur biologie, leur physiologie, mais également leur rôle dans l’environnement marin.
La situation politique actuelle, au ralenti depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, a-t-elle un impact sur le travail mené au sein de la station ?
C.B : La situation politique n’impacte pas directement notre activité mais nous regardons tout de même ce qu’il se passe de près. Les équipes politiques au sommet de l’État nous donnent une petite idée de la manière dont la recherche va être traitée, en terme de recrutement par exemple. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un réel problème d’effectif, la situation s’aggravera dans les années à venir, on va faire face à des vagues de départs à la retraite mais on ne sait pas si ces personnes pourront être remplacées. La recherche s’est précarisée au fil du temps, ce qui rend les métiers moins attractifs… Donc oui, il y a des inquiétudes, partagées par toute la communauté.
Aussi, nous sommes en période de rentrée, c’est en ce moment que nos demandes budgétaires sont réalisées, même si ce sont nos tutelles (CNRS et Sorbonne Université pour notre cas) qui négocient les budgets auprès du Ministère de la Recherche, il est clair que nous sommes aujourd’hui dans l’inconnu. Pour l’heure, on ne voit pas très clair pour les mois à venir au sujet des budgets disponibles pour les recrutements mais aussi pour les dépenses de base destinées à faire fonctionner la station. C’est déjà assez compliqué depuis deux ans avec l’augmentation du coût de l’électricité.
En juin dernier, un collectif de chercheurs signait une tribune dans Le Monde où ils appelaient à faire barrage au Rassemblement National lors des législatives pour « protéger la liberté et l’objectivité scientifique ». Qu’en pensez-vous ?
C.B : J’en pense beaucoup de bien. C’était courageux et utile, ce sont des débats qu’on a eu de nombreuses fois entre collègues. Je ne veux pas parler au nom de mes collègues, mais personnellement, je m’associais pleinement à cette démarche. Les sujets environnementaux ne sont pas la priorité du Rassemblement National et c’est inquiétant car l’urgence actuelle nous pousse à changer nos pratiques et nous avons besoin d’une impulsion politique forte pour ne pas aller droit dans le mur. L’océan se réchauffe, s’acidifie, les écosystèmes se dégradent mais il y a des partis politiques qui ne sont pas toujours pas sensibles à ces problématiques ou qui ne les considèrent pas comme prioritaires.
Ce désintérêt de la part des classes politiques sur les problématiques environnementales vous inquiète-t-il ?
C.B : Évidemment, c’est un vrai sujet pour nous car on voit déjà l’impact du changement climatique sur l’océan. Que ce soit au niveau côtier, littoral, ou dans les écosystèmes profonds, on observe les changements : les espèces migrent ou disparaissent, les pathogènes arrivent. La recherche se questionne aussi sur son empreinte carbone, on s’interroge sur la manière de modifier nos pratiques pour qu’elles soient plus durables.
En 2019, vous êtes devenue la première femme à diriger la station biologique de Roscoff, créé il y a 150 ans. Cette position vous a-t-elle permis de promouvoir la place des femmes dans le monde des sciences ?
C.B : Qu’une femme soit arrivée à la tête de la station, après 150 ans de direction par les hommes, est évidemment une bonne chose. Je crois sincèrement en la valeur de l’exemple, qu’une première femme se retrouve à ce poste prouve qu’il peut en avoir une deuxième, une troisième… Je ne suis pas la seule à diriger une station ou un institut, mais mon exemple prouve que c’est possible. J’essaye de décliner mon engagement pour promouvoir la place des femmes à tous les niveaux. Par exemple, avec mes collègues, on va dans les collèges et les écoles pour parler de notre quotidien en tant que femme scientifique, technicienne, ingénieure… Les enseignantes nous disent que les collégiennes découvrent ainsi des métiers auxquels elles n’auraient pas pensé. Ces témoignages de jeunes filles sont aussi importants que d’être une femme directrice de station.
Vous vous employez à créer un environnement égalitaire au sein de la station, comment ?
C.B : Tous les leviers sont bons pour montrer qu’il n’y a pas de limites, que rien ne doit être interdit aux femmes. Ce n’est pas toujours facile mais il ne faut pas lâcher sur ce sujet, il y a autant d’hommes que de femmes sur cette planète, il devrait donc y avoir autant d’hommes que de femmes sur tous les postes à responsabilités.
J’ai créé une cellule égalité hommes femmes à la station, on travaille beaucoup sur le sujet des violences sexistes et sexuelles, on incite les agents à participer à des formations. On organise des conférences, on privilégie l’écriture égalitaire… On a récemment baptisé un nouveau bâtiment au nom d’une scientifique que l’histoire avait oublié : Marie Goldsmith, qui a travaillé avec le second directeur de la station et qui a eu une vraie carrière scientifique avant de disparaître complètement des archives.
Vous avez passé l’intégralité de votre carrière au sein de la Station biologique de Roscoff, quelles évolutions avez-vous remarquées dans le domaine de la recherche marine ?
C.B : Cette station s’est construite petit à petit, chaque directeur a apporté sa brique ou son bâtiment. Aujourd’hui on travaille dans des infrastructures de plus en plus performantes, modernes, on bénéficie d’innovations scientifiques et technologiques qui nous permettent de mener des projets majeurs. On prévoit par exemple de créer une serre pour cultiver des grandes algues dans des conditions extrêmement contrôlées. Ce développement de l’infrastructure au fil des années fait la force de Roscoff.
Quel est le rôle aujourd’hui des stations marines et pourquoi sont-elles essentielles pour la recherche française ?
C.B : Il y a 150 ans, le fondateur de la station de Roscoff était convaincu qu’il fallait étudier les organismes vivants au sein même de leur milieu. C’est toujours ce qu’on fait aujourd’hui et c’est même la raison d’être d’une station. Une station marine, c’est un laboratoire les pieds dans l’eau avec de l’eau de mer qui coule au robinet. Si les chercheurs viennent à Roscoff, c’est aussi parce qu’on a un système très performant de pompage d’eau de mer, de filtration, de contrôle de la qualité de l’eau qui nous permet de déployer des systèmes expérimentaux pour étudier les organismes. Ces accès à des infrastructures de qualité permettent ensuite de créer une petite communauté scientifique qui fait avancer la recherche et la connaissance.
Quels sont les défis à venir pour l’océanographie ?
C.B : La priorité est de continuer à comprendre le fonctionnement de l’océan pour pouvoir le protéger et le préserver. Aujourd’hui, on connaît mieux la Lune ou la planète Mars que ce qui se passe sous l’eau. Pour anticiper les effets du changement climatique et planifier la restauration, nous avons besoin de connaître davantage les écosystèmes vivants dans l’océan. Nous devons aussi poursuivre nos efforts de médiation et de partage de connaissance pour informer les générations actuelles et à venir afin qu’elles prennent conscience que la mer est une grande source de richesse mais qu’elle est réellement menacée.