Argo pour un océan en trois dimensions

06/12/2024

8 minutes

Vendée Globe 2024

[Vendée Globe 2024 – #4] – Avec beaucoup d’humour, il l’a baptisé « Flamingo Argo » ! Le skipper du Vendée Globe Sébastien Marsset (Foussier) a fait le buzz cette semaine en déployant son flotteur Argo. Et il n’était pas le seul, puisque l’arrivée dans les mers du Sud est synonyme pour beaucoup de déploiements de flotteurs souvent filmés « en live » par les marins. Un système d’observation des océans vieux de 25 ans, qui a totalement révolutionné la façon dont les scientifiques étudient les océans.

Partenaire scientifique du Vendée Globe, océans connectés accompagne le parcours de cette édition 2024 d’éclairages scientifiques liés aux océans. Chaque semaine, nous mettrons ainsi en lumière les particularités océaniques traversées par les skippers et les faits marquants de l’engagement de certains d’entre eux pour la science.  

Par Carole Saout-Grit

Photo de couverture : Flotteur Argo de type ARVOR déployé depuis le navire océanographique Pourquoi Pas? opéré par la Flotte Océanographique Française © Argo Program, https://argo.ucsd.edu

 

Genèse d’une idée révolutionnaire pour l’océanographie

SCRIPPS Institution en Océanographie, Université San Diego Californie. 1995. Dean Roemmich et Russ Davies, deux océanographes américains expérimentés, discutent lors d’une pause autour de la machine à café. Leur constat est clair : il est grand temps de trouver un moyen efficace de mettre l’intérieur des océans sous surveillance H24, de la surface au fond et tous les jours de l’année. Mais la tâche n’est pas mince !

En effet, tout au long de l’histoire, explorateurs et scientifiques ont jusqu’ici observé l’océan à certains endroits précis, à certains moments précis, à l’aide notamment de navires, de bouées et autres outils océanographiques classiquement déployés comme la bathysonde. Compte-tenu de l’étendue très vaste des océans, il a donc été longtemps difficile de recueillir des données complètes sur l’état physique de la colonne d’eau, notamment sur les paramètres océaniques de référence que sont la température et la salinité.

Dean Roemmich, lauréat 2018 de la médaille Alexander Agassiz établie depuis 1913 par l’Académie Nationale des Sciences pour une contribution originale en océanographie© Alan Blacklock, National Institute of Water and Atmospheric Research (NIWA, New Zealand)

Il faut réellement attendre les années 1970-80 pour voir l’émergence des premiers satellites et les premières mesures à la surface de l’océan. Mais ceux-ci sont encore bien loin de pouvoir observer les courants et les propriétés de l’eau en profondeur. Dans les années 1990, l’expérience internationale WOCE (pour World Ocean Circulation Experiment) sur la circulation océanique mondiale permet de voir aboutir une première collecte massive d’observations sur chaque bassin océanique. De très nombreuses radiales ou trajets sont parcourus méthodiquement par les navires de recherche sur la base d’une coordination internationale très efficace. C’est d’ailleurs lors de l’expérience WOCE que seront utilisés les premiers explorateurs autonomes de la circulation lagrangienne (on suit une particule dans son mouvement) pour cartographier les courants dans des bassins océaniques entiers. L’ALACE est lancé en mer, ajuste sa flottabilité pour s’enfoncer à une profondeur préprogrammée où il reste pendant une période préprogrammée. Il réajuste ensuite sa flottabilité, remonte à la surface et est positionné par satellite.

Très rapidement, l’idée est naturellement venue d’équiper ces flotteurs ALACE d’instruments permettant d’observer la température, puis, plus tard, la salinité, lors de leur remontée, pour finalement devenir le PALACE (Profiling ALACE). C’est finalement sur la base de cette expérience qu’un plan est présenté en 1998 pour mettre en œuvre un réseau mondial de flotteurs, avec des propositions initiales faites par D.Roemmich et R.Schmitt. Le nom Argo sera choisi pour souligner la forte complémentarité entre le réseau mondial de flotteurs et la mission altimétrique du satellite Jason lancé en 1985. Dans la mythologie grecque, Jason a navigué sur un bateau appelé « Argo » pour capturer la toison d’or.

Un concentré de technologies innovantes

Engin mesurant environ 1,50m pour un poids autour de 20-30 kgs, chaque flotteur est un concentré de technologies. De bas en haut, on aperçoit une vessie pour servir de ballast,  une pompe hydraulique avec un réservoir interne pour monter et descendre dans l’eau, une batterie pour permettre l’autonomie du flotteur, des capteurs physiques permettant la mesure des paramètres océaniques de (pression, température et salinité), un équipement informatique avec logiciel et carte de programmation internes définissant tous les paramètres de mission, et enfin une antenne satellite, permettant l’envoi des données collectées aux centres de données à terre où se trouvent les océanographes qui pourront les exploiter.

Vue de l’intérieur d’un flotteur Argo (source : oceanOPS).

A partir de l’instant T de son déploiement depuis un navire, le flotteur Argo devient autonome pour une durée spécifique de 5 ans. Il commence son premier cycle en plongeant de la surface jusqu’à 1000 mètres de profondeur, puis se laisse dériver à cette profondeur durant 9 jours environ, au gré des courants marins qu’il rencontre. Au 9ème jour, il plonge à 2000 mètres de profondeur puis remonte à la surface en quelques heures, mesurant la pression, la température et la salinité tous les 25 mètres le long de la colonne d’eau. Une fois en surface, il transmet l’ensemble des données qu’il a pu enregistrer durant cette dizaine de jours par satellite, aux centres de données à terre où se trouvent les scientifiques qui pourront les exploiter.

Ainsi, cycle après cycle, le flotteur progresse verticalement en gonflant ou en dégonflant sa vessie externe pour modifier sa flottabilité. S’il dérive librement à 1000m de profondeur au gré des courants en faisant quelques mesures de courants notamment, le graal de ces mesures est bien ce « profil » de température et de salinité mesuré depuis la profondeur de 2000 mètres jusqu’à la surface tous les 10 jours.

Schéma des étapes (de 1 à 7) du cycle d’un flotteur Argo © Thomas Haessig

Une révolution scientifique

En 1998, Argo a été conçu avec l’objectif de déployer un premier réseau de 3000 flotteurs sur tous les océans du monde, avec un flotteur déployé tous les 3 degrés (300 kms), dans la limite des zones comprises entre 60°N et 60°S et en dehors des mers marginales.

En novembre 2007, cet objectif a été atteint grâce à un nombre croissant de pays impliqués, passé de 10 à 35 aujourd’hui. C’est en 2012 que le cap d’un million de profils P/T/S collectés par les flotteurs Argo est atteint. Aujourd’hui, le réseau Argo compte plus de 3800 flotteurs actifs et plus de 2 millions de profils collectés, avec des enregistrements de plus de 120 000 de profils par an.

Etat du réseau des flotteurs actifs Argo au 30/10/2024 par contributions nationales (source : oceanOPS).

Toutes les données du programme Argo sont mises gratuitement à la disposition de tous ceux qui souhaitent les utiliser. Cette politique a entraîné une révolution dans le domaine de l’océanographie. En effet, depuis la première grande campagne océanographique qu’a été l’expédition britannique Challenger dans les années 1870, plus de 500 000 profils de température et de salinité (jusqu’à au moins 1 000 mètres) ont été recueillis par des instruments embarqués. Cela signifie qu’en un peu plus de deux décennies, Argo a permis de quadrupler le nombre de profils de l’océan profond.

Non seulement les observations Argo sont beaucoup plus nombreuses que celles des autres instruments, mais elles fournissent également une image plus complète de l’océan. Elles ne se limitent pas à quelques routes maritimes mais échantillonnent pendant toutes les saisons, quelles que soient les conditions météorologiques. Argo a notamment un impact particulièrement important sur les zones difficiles d’accès comme l’océan Austral et les régions de l’hémisphère sud, surtout en hiver. Depuis 2009, les océanographes travaillent sur l’extension du réseau aux hautes latitudes, aux mers marginales et aux observations biogéochimiques.

Évolution mondiale du nombre des publications scientifiques obtenues depuis 1999 grâce aux données Argo par année. Source : Argo Project Office

Argo a donc radicalement accéléré notre capacité à suivre les conditions océaniques et à prévoir les interactions océan-atmosphère régulant le climat. Pour preuve l’augmentation exponentielle des publications scientifiques obtenues grâce à ces nouveaux profils Argo qui mettent l’océan à découvert.

L’impact environnemental de ces flotteurs a été récemment évalué par une étude menée par Euro-Argo. Elle conclue qu’il n’y a actuellement aucune autre méthode permettant l’observation de l’intérieur de l’océan qui soit aussi peu impactante sur l’environnement et aussi crucial pour une meilleure connaissance scientifique de la dynamique des océans et de leur rôle dans la machine climatique.

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