Les campagnes d’opportunité, un complément à la recherche océanique

Des voiliers, des cargos ou certains bâtiments de la Marine nationale contribuent à faire avancer la recherche océanique. Ces navires dits « d’opportunité », dont la vocation première n’est pas de faire de la recherche, peuvent collecter des échantillons ou récupérer des données en mer. Ces collaborations existent depuis des décennies mais posent aujourd’hui des questions éthiques face à la multiplication des offres de campagnes associées à des activités touristiques dans des espaces fragiles.

Par Marion Durand.

Pour prendre le pouls de l’océan, les navires océanographiques ne sont pas les seuls à collecter des données en mer. Voiliers, bateaux de plaisance, de commerce ou de croisière, cargos, bâtiments de la Marine Nationale peuvent également récupérer des échantillons ou mesurer des paramètres physiques ou chimiques de l’océan (température, salinité, courants, etc.).

On parle de « navires d’opportunité » pour désigner ces bateaux dont la vocation première n’est pas de faire de la recherche mais qui profitent de leurs expéditions en mer pour ramener de la donnée, gratuitement ou à peu de frais. Des personnels de recherche ou des étudiants peuvent aussi embarquer à bord de ces navires. « Les campagnes d’opportunité ne concernent pas seulement les océans, des avions de ligne peuvent aussi être instrumentés pour récolter des données scientifiques, précise Éric Guilyardi, directeur adjoint du LOCEAN (Laboratoire d’Océanographie et du Climat : Expérimentations et Approches Numériques). Nous n’avons jamais assez de bateaux océanographiques pour être partout, en ce sens, les navires d’opportunité peuvent être utiles et ce type de collaboration n’est pas nouveau ».

Des étudiants sur les bateaux de la Marine nationale

Par exemple, les skippers de courses au large naviguant sur des IMOCA contribuent à la collecte de donnéesscientifiques en déployant des bouées opérées par Météo France à différentes latitudes lors de leurs parcours. Le centre de coordination OceanOPS, l’organisme de surveillance du système mondial d’observation de l’océan, définit les besoins et les zones de déploiement avant chaque départ.

L’association Voiliers sans frontières aide aussi la recherche océanique en larguant, depuis 2012, des flotteurs Argo sur leur route maritime, selon des points géographiques définis par le programme.

La Mission Bougainville en est un autre exemple. L’Institut de l’océan s’est associé à la Marine nationale pour mener une grande mission d’observation du microbiome océanique dans des zones rarement échantillonnées des océans Indien et Pacifique dans le cadre du programme Plankton Planet. Cette mission a permis à une dizaine d’étudiants de Sorbonne Université d’embarquer sur les bâtiments de la Marine nationale. « Pour avoir une vision globale de l’océan, nous ne pouvons pas compter seulement sur les satellites ou sur les bateaux de recherches scientifiques, trop peu nombreux et dont la journée en mer coûte des milliers d’euros », estime lamiral Christophe Prazuck, directeur de lInstitut de lOcéan. Pour l’ancien chef d’État-major de la Marine nationale, « l’utilisation de ces navires dopportunité pourrait apporter des observations répétées à une plus grande échelle ».

Mission Bougainville à bord d’un navire de la Marine Nationale © Sorbonne Universités

Sur les bateaux de plaisance, où les navigateurs volontaires n’ont pas toujours les connaissances requises pour manier des équipements scientifiques, il est préférable que les instruments de mesures soient peu volumineux et autonomes. C’est une des limites des campagnes d’opportunité : pour être exploitables pour la science, les données doivent être récoltées selon des protocoles précis. « Ces campagnes de science participative ont des vertus pédagogiques car elles permettent aux citoyens de comprendre comment la science se fait mais ce qu’on en retire scientifiquement est souvent limité », tempère locéanographe et climatologue Éric Guilyardi.

Un boîtier autonome sur des voiliers

Pour faciliter l’acquisition de données environnementales à travers la science participative, la start-up Oceanovox développe, en partenariat avec l’Ifremer, un petit boîtier conçu pour équiper les bateaux de plaisance et utilisable sans connaissances techniques requises pour les utilisateurs. Le boîtier, autonome en énergie, récupère des informations sur la pression atmosphérique, la vitesse et la direction du vent, la température de l’eau ou l’état de la mer. Une centaine de bateaux sont déjà équipés, essentiellement en Méditerranée et un millier le sera l’année prochaine.

« En France, il y a plus d’un million de bateaux dans nos ports, ce qui offre un maillage et un support intéressant. On met en relation les chercheurs et les bateaux volontaires pour aider la recherche », décrit Antoine Cousot, fondateur d’Oceanovox. Il espère en faire le plus gros réseau mondial d’acquisition de données basé sur la science participative. « Le potentiel est énorme pour la recherche, ces voiliers naviguent dans tous les océans du monde et peuvent récolter des données dans des zones difficiles ». L’un des avantages de ces bateaux d’opportunité est financier : un boîtier développé par Oceanovox coûte 3 € par mois quand une campagne océanographique en mer en coûte des milliers. Mais Antoine Cousot rappelle que ces technologies n’ont pas vocation à « remplacer les expéditions scientifiques mais plutôt d’être un complément » à la recherche. « Nous sommes orientés sur la campagne légère et les bateaux récoltent des données de surface, essentielles pour comprendre l’impact du réchauffement climatique. »

Greenwhasing et marchandisation des pôles

Si ce genre de partenariats entre la recherche publique et des plaisanciers ou armateurs existe depuis des décennies, elle soulève de plus en plus des questions éthiques sur l’instrumentalisation de la science à des fins commerciales. De nouveaux acteurs privés valorisent cette « opportunité » auprès de leurs clients, en particulier dans le cadre du tourisme polaire. C’est le cas de la Compagnie du Ponant, opérateur de tourisme de luxe privé, qui invite des chercheurs à embarquer sur son navire pour des virées en Arctique et en Antarctique.

Si le tourisme polaire est déjà largement décrié par la communauté scientifique, cette invitation lancée aux chercheurs s’apparente, pour certains, à du greenwashing. En avril 2023, le collectif Scientifiques en rébellion dénonçait une« marchandisation des pôles sous couvert d’aide à la science ».

Mesures scientifiques faites à bord du navire « Commandant Charcot » de la société PONANT © PONANT

En septembre dernier, le comité d’éthique du CNRS (COMETS), saisi par le PDG du CNRS qui avait été interpellé par le Collectif, a rendu un avis sur l’éthique des campagnes d’opportunité proposées par la compagnie touristique. « De manière générale, les campagnes dopportunité peuvent indéniablement fournir des données scientifiques dont il serait dommage de priver la recherche. Il considère toutefois qu’elles deviennent potentiellement problématiques quand elles sont laccessoire dun tourisme qui impacte négativement lenvironnement et, plus encore, quand elles servent dargument pour cautionner voire promouvoir un tel tourisme. »

Si le COMETS  recommande aux scientifiques d’être « particulièrement attentifs à faire la balance entre, d’une part, l’apport scientifique de la campagne, et, de l’autre, l’impact environnemental et socioculturel de l’activité à laquelle elle se rattache », il exprime une « profonde réserve à l’égard des campagnes d’opportunité actuellement proposées par la Compagnie du Ponant sur le navire brise-glace Commandant Charcot en Arctique et en Antarctique. »

L’océanographe polaire Marie-Noëlle Houssais regrette que les chercheurs, faute de moyens suffisants, soient contraints de se tourner vers ces partenariats. « On ne va pas combler le manque de moyens dans la recherche en océanographie polaire à partir d’opportunités privées. Lorsqu’on dit qu’on veut des moyens, on veut du temps bateau et sur ce genre de navire il n’y a pas de temps ». La chercheuse du LOCEAN s’interroge aussi sur « l’image renvoyée par la recherche lorsqu’elle s’associe à des croisières de luxe ».

Une pratique à encadrer

Ces débats sur l’éthique des campagnes d’opportunité ont rendu la pratique plus visible mais Éric Guilyardi estime qu’elles ne sont pas plus nombreuses qu’autrefois. Elles changent simplement de nature avec l’arrivée de ces offres de campagnes associées à des activités touristiques en milieux fragiles. « Les données collectées par l’ensemble des navires d’opportunité sont infimes comparées à celles récoltées par la flotte océanographique française. Il n’existe pas de chiffre précis mais on parle seulement de quelques pour-cent ».

Là où les navires d’opportunité collectent des données au gré de leur voyage, les expéditions scientifiques, souvent pluridisciplinaires, définissent une destination précise au service de la recherche. « Nous avons des laboratoires à bord pour faire des mesures très précises et l’expédition est dédiée à la question scientifique que l’on se pose », rappelle le directeur de recherche CNRS.

En début d’année, la flotte océanographique a indiqué vouloir réduire son bilan carbone de 40 % à horizon 2030. Si les campagnes en mer restent indispensables, elles émettent toutefois une importante quantité de CO2. Dans ce sens, les navires d’opportunité qui empruntent déjà les routes maritimes pour des raisons économiques ou touristiques permettent d’économiser certains déplacements. « Pour récolter des données à l’autre bout du monde, il est préférable de se servir des bateaux qui sont déjà sur place pour éviter des déplacements de plusieurs mois, par exemple pour rejoindre la Nouvelle-Calédonie », poursuit Antoine Cousot.

À l’heure où la recherche océanique se questionne, comme de nombreux secteurs, sur son empreinte environnementale, les campagnes d’opportunité seront peut-être davantage plébiscitées par les chercheurs, ce qui pousse les tutelles à cadrer une pratique encore informelle. « Le COMETS recommande en outre au CNRS de se doter dun cadre général applicable aux campagnes dopportunité qui seront in fine considérées comme acceptables. Un tel cadre présenterait lavantage de guider les personnels de recherche et les délégations régionales », conclut l’avis du comité d’éthique.