La haute-technologie sous-marine pour explorer les fonds marins

Si les profondeurs des abysses des océans ont longtemps constitué, pour les humains, une terre d’aventure mystérieuse et inexplorée, plusieurs décennies d’exploration n’ont pas encore suffi à percer tous leurs mystères. La majeure partie des grands fonds marins demeure inconnue, alors qu’émergent de nombreuses pressions sur l’exploitation de leurs ressources et que leur rôle majeur dans l’atténuation du changement climatique est confirmé. Pour faire face à ces enjeux, le projet Deep Sea’nnovation, planifié jusqu’en 2029, ambitionne le développement d’innovations technologiques exceptionnelles au service de la recherche française dans l’exploration de ces grands fonds sous-marins.

Les abysses, ces « terres » inexplorées

Force est donc de constater qu’aujourd’hui on connait bien mieux la surface de la Lune que les grands fonds marins, non par manque d’intérêt mais plutôt par manque de ressources.

Car si les océans recouvrent 71% de la surface de notre planète, les scientifiques estiment n’avoir cartographié que 20% de leurs très grandes profondeurs. Les grands fonds marins recèlent pourtant d’innombrables mystères qui continuent de fasciner scientifiques et explorateurs. De la découverte légendaire de l’épave du Titanic à celle des volcans sous-marins, ces profondeurs marines semblent tout droit sorties d’un roman d’aventure !

Malgré cet engouement, les territoires marins profonds restent largement inexplorés. Selon Javier Escartin, chercheur CNRS en géosciences marines depuis plus de trois décennies : « cette immensité n’est tout simplement pas moins ce qui reste encore à explorer pour comprendre le système Terre ». C’est dire l’ampleur du travail de recherches et de découvertes qu’il reste à faire pour les scientifiques.

Pourtant, le rôle des abysses dans l’atténuation du réchauffement climatique a été confirmé par les scientifiques. De récentes études* ont en effet montré que près de 10% de l’excès de chaleur dû à nos activités humaines sur la période 1971-2018 était stocké dans les grandes profondeurs océaniques, au-delà des 2000 mètres de profondeur. Sans compter le rôle-clé que jouent les abysses dans le stockage du CO2 atmosphérique, qui pénètre en surface en se dissolvant, est partiellement transformé en matière particulaire par la photosynthèse et l’activité biologique et séquestré dans les eaux froides très profondes.

Mais ces constats entrent en contradiction avec des pressions anthropiques de plus en plus fortes pesant sur les grands fonds marins. Ils sont en effet de plus en plus prisés pour la richesse de leurs ressources marines diverses et variées (biologiques, chimiques ou minérales). Il est donc urgent d’avancer dans l’exploration des grandes profondeurs océaniques et dans l’identification de ces ressources marines profondes, en déployant de nouveaux moyens pour mieux connaitre et protéger durablement ces espaces sensibles.

Inventaire de la chaleur de la Terre (accumulation d’énergie) en ZJ (1 ZJ = 1021 J) pour les composantes du système climatique terrestre de 1960 à 20. Le flux net à TOA (Top of Atmosphere en anglais) du programme NASA CERES est affiché en rouge. Source : Karina von Schuckmann et al., 2020

La haute-technologie au service d’une science exigeante

L’exploration des fonds marins se situe à la frontière entre la science et la technologie. Les recherches sont en effet soumises à des conditions de travail très particulières dans ces zones profondes : « la recherche dans les grandes profondeurs repose sur des missions océanographiques souvent de longue durée, loin de la terre et de la société qui nous entoure. Notre travail est situé à la frontière entre la science et l’exploration, tout en étant étroitement lié à la technologie ; une combinaison passionnante, mais peu évidente. Et pour ces recherches dans les grandes profondeurs, nous avons besoin d’engins et d’instruments performants adaptés à un environnement extrême – pression, corrosion, température…» souligne Javier Escartin.

 Les instruments scientifiques actuels sont souvent inadaptés à ces contraintes. Si le Nautile, célèbre navire habité explorateur des fonds marins déployé depuis 1984 par l’Ifremer, a longtemps fait la fierté de la France, il est aujourd’hui considéré comme moins performant. On lui préfère désormais des robots non-habités, qui peuvent descendre plus profonds, plus longtemps et avec plus de précision.

Cependant les coûts financiers colossaux associés à ces nouveaux engins entravent la réalisation de missions océanographiques répétées dans les profondeurs. Les expéditions de recherche dans les grandes profondeurs marines sont d’une tout autre envergure que les missions classiques. Longues, isolées du monde terrestre, elles n’en demeurent pas moins d’une importance cruciale. Mieux connaitre les écosystèmes et leurs fonctionnements implique une exploration pluridisciplinaire avec de nombreux instruments, et un programme à la hauteur de ces défis.

Mission archéologique du rover Arthur pour l’UNESCO en 2022 au large de la Tunisie. ©V. Creuze ROV Drassm, UNESCO

Deep Sea’nnovation, un projet d’envergure pour mettre en lumière les profondeurs

Nommé en 2020 projet EquipEx+ (Équipements structurants pour la recherche) par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) et le Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI), le projet Deep Sea’nnovation est un projet ambitieux. Financé jusqu’en 2029, il devra aboutir à une modernisation de la flotte océanographique française en assurant le développement d’instruments scientifiques novateurs. À terme, Deep Sea’nnovation vise aussi à rassembler des données précises dans des domaines aussi divers que la géologie, la biologie et la physique, et à faire avancer les connaissances scientifiques sur ces profondeurs abyssales.

Le projet Deep Sea’nnovation s’articule autour de trois axes clés : la perception spatiale, les mesures in-situ et l’échantillonnage spécifique. Alors même que certains équipements sont encore en cours de développement, Deep Sea’nnovation se révèle essentiel pour étudier les évolutions en cours et à venir de notre planète.

L’un des axes du projet, axé sur le carottage, s’illustre particulièrement avec la création d’un dispositif de carottage léger qui pourrait atteindre des zones autrefois inaccessibles. L’ergonomie de cet instrument permettrait son intégration à des robots multifonctionnels, offrant une expérience de plongée inédite pour explorer les nombreux domaines sous-marins. Bien que ce projet projette essentiellement l’utilisation de robots sans présence humaine à l’intérieur, le volet humain ne sera pas pour autant mis de côté : « la perception humaine reste encore largement supérieure à la perception par caméra, surtout dans un monde en trois dimensions » tempère Javier Escartin.

Capture d’écran d’une vidéo du robot télé-opéré (ROV) VICTOR 6000, qui sera équipé par les nouveaux capteurs développés par DeepSea’nnovation. Image prise à 1000 mètres de profondeur au large des Saintes (Antilles Françaises) lors de la campagne ODEMAR.

Un programme visionnaire pour les explorateurs de demain

Avec un financement de près de 4 millions d’euros, le projet Deep Sea’nnovation, porté par l’Institut Français pour l’Exploitation de la MER (Ifremer) en collaboration avec le CNRS, se présente comme un projet ambitieux et prometteur. Récemment lauréat de l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « équipement structurant pour la recherche (ESR/Equipex) », ce programme est planifié jusqu’en 2029.

La rénovation de la flotte océanographique française étant sa priorité, ce projet pourrait permettre de maintenir la recherche française à la pointe de la technologie et à la hauteur des enjeux actuels. Comprendre et anticiper le changement climatique étant d’une importance capitale, il est crucial de mettre à la disposition des chercheurs, d’aujourd’hui et de demain, les outils les plus performants.

Un autre objectif majeur du projet est de susciter l’intérêt des jeunes générations, détentrices de notre avenir, pour la recherche et les études dans ce domaine. En cartographiant les fonds marins et en montrant des images fascinantes de ces mondes engloutis, les porteurs du projet espèrent séduire les nouvelles générations en leur offrant des technologies dans l’ère de leur temps.  Deep Sea’nnovation incarne une invitation à devenir explorateur du XXIe siècle, éclairant les défis qui façonneront le monde de demain.

*Source :  Karina von Schuckmann et al. (2020) Heat stored in the Earth system: “where does the energy go?” Earth Syst. Sci. Data, 12, 2013–2041.