Alors que la zone de minimum d’oxygène (ZMO) de la mer d’Arabie, l’une des plus sévères au monde, met en péril l’équilibre de nombreux écosystèmes marins, les processus permettant l’oxygénation de cette région sont encore mal compris. Récemment, des chercheurs de l’Université de Göteborg, en collaboration avec l’Université Sultan Qaboos et l’Université d’East Anglia ont mis en lumière le rôle de l’eau du golfe Persique dans l’apport d’oxygène à certainesprofondeurs critiques, et ce grâce à des observations à haute résolution par planeurs sous-marins. Une contribution à une meilleure compréhension de ces mécanismes, cruciale pour améliorer les prévisions climatiques et anticiper l’état de santé des océans dans un contexte de changement climatique.
Par Laurie Henry
La ventilation de la zone de minimum d’oxygène (ZMO) de la mer d’Arabie est un sujet clé dans le contexte actuel du changement climatique. Cette zone, caractérisée par de faibles concentrations en oxygène, joue un rôle central dans la dynamique biogéochimique des océans et impacte l’écosystème marin régional. Mais les modèles climatiques, en raison de leur incapacité à capter les processus à petite échelle, tels que les écoulements denses provenant des mers marginales, peinent à reproduire avec précision l’étendue et l’intensité de cette ZMO.
Un défi scientifique pour suivre les minimum d’oxygène
La ZMO de la mer d’Arabie constitue ainsi l’une des zones océaniques les plus hypoxiques au monde. Située entre 150 et 1250 mètres de profondeur, cette zone subocéanique abrite des conditions de hypoxie sévères quicompromettent la biodiversité marine et perturbent des processus biogéochimiques cruciaux comme le cycle de l’azote.
Les flux d’oxygène dans cette zone sont en effet fortement influencés par le cycle des moussons, qui régule les apports en eaux superficielles et les échanges verticaux. Cependant, ces apports sont insuffisants pour stabiliser l’équilibre fragile entre la consommation biologique d’oxygène et son renouvellement. Les eaux profondes, où l’oxygène se raréfie, se transforment ainsi en véritables pièges biogéochimiques, exacerbant la formation de gaz à effet de serre comme le protoxyde d’azote. Il est donc urgent d’éclaircir le fonctionnement de ces dynamiques à l’heure d’un changement climatique qui s’accélère.
Parmi les mécanismes de ventilation potentiels, l’eau du golfe Persique joue un rôle déterminant mais encore largement méconnu. Cette masse d’eau dense, chargée en sel et bien oxygénée, se forme sous l’effet d’une évaporation intense dans le golfe Persique avant de s’écouler à travers le détroit d’Ormuz vers la mer d’Arabie. En chemin, elle transporte de l’oxygène dans les couches intermédiaires où elle pénètre, contribuant ainsi à la ventilation de la ZMO. Toutefois, la complexité des interactions avec les tourbillons mésoéchelles et la topographie côtière rendent difficiles l’évaluation précise de son impact sur l’oxygénation de la zone. La variabilité saisonnière et interannuelle des flux d’oxygène liés à ces processus reste mal comprise, limitant la capacité des modèles à prédire l’évolution de la ZMO sous différents scénarios climatiques.
Des observations à haute résolution pour décortiquer les processus océanographiques
Pour mieux comprendre la contribution de l’eau du golfe Persique (Persian Gulf Water ou PGW) à la ventilation de la ZMO, une équipe de chercheurs menée par Estel Font de l’University of Gothenburg, a déployé quatre planeurs sous-marins autonomes dans le golfe d’Oman pendant 18 mois, couvrant plusieurs saisons et capturant les variations interannuelles.
Ces planeurs ont collecté des données à haute résolution sur la température, la salinité et l’oxygène dissous à différentes profondeurs. Les trajets des planeurs, répartis sur des transects allant jusqu’à 80 km, ont permis de cartographier la variabilité spatio-temporelle de la PGW et d’observer son cheminement depuis le détroit d’Ormuz jusqu’à la mer d’Arabie.
Les données recueillies ont ensuite été intégrées dans des modèles géostrophiques (simulant les courants océaniques en supposant un équilibre entre le gradient de pression et la force de Coriolis, pour prédire les circulations à grande échelle) pour estimer les vitesses des courants en profondeur, en tenant compte des interactions complexes avec les tourbillons de moyennes échelles responsables de l’entraînement et du transport latéral des masses d’eau.
En complément, les chercheurs ont utilisé l’angle de Turner. Il permet d’évaluer la stabilité de la colonne d’eau et d’identifier les zones de mélange différentiel de chaleur et de sel. On peut ainsi reconnaitre deux régimes : le « salt fingering » (doigts de sel), qui se produit lorsque des couches d’eau chaude et salée reposent sur des couches plus froides et moins salées, et la convection diffusante. Ce phénomène favorise les échanges verticaux d’oxygène en permettant le transfert efficace de chaleur, de sel et d’oxygène à travers la colonne d’eau, jouant un rôle crucial dans la ventilation de la zone de minimum d’oxygène.
Les chercheurs ont aussi calculé le nombre de Richardson pour identifier les zones où l’instabilité de cisaillement peut se produire. Ce paramètre sert à mesurer l’équilibre entre la stabilité de la colonne d’eau et les forces de cisaillement causées par les courants. Lorsque ce nombre est faible, les différences de vitesse entre les couches d’eau favorisent des turbulences qui mélangent les masses d’eau. Ce mécanisme aide à faire remonter l’oxygène vers les zones profondes, améliorant ainsi la ventilation de la zone de minimum d’oxygène.
Par modélisation, les chercheurs ont alors déterminé avec précision la contribution en oxygène de cette eau dense à différentes périodes de l’année. Les résultats, publiés dans Journal of Geophysical Research : Oceans, montrent une ventilation accrue lors des périodes où la PGW est confinée le long de la pente continentale et où les instabilités favorisent le mélange.
La contribution dynamique de l’eau du golfe Persique à la ventilation de la ZMO et les implications pour la modélisation climatique
L’étude a permis d’estimer que l’eau du golfe Persique apporte en moyenne 1,3 Tmol (Teramoles) d’oxygène par an à la ZMO de la mer d’Arabie. Soit 41,6 millions de tonnes d’oxygène.
Toutefois, cette contribution varie de manière significative selon les saisons, avec des fluctuations atteignant ±1,6 Tmol/an, soit 51,2 millions de tonnes d’oxygène par an. Cette variabilité est principalement attribuée aux interactions complexes entre les courants mésoéchelles et la topographie sous-marine.
Par exemple, les périodes où l’énergie cinétique des tourbillons est élevée entraînent une dispersion plus efficace de l’eau riche en oxygène vers l’intérieur de la ZMO, permettant une meilleure ventilation. En revanche, durant les phases de faible activité des tourbillons, la PGW reste en grande partie piégée le long des pentes côtières, limitant son apport en oxygène à des zones restreintes.
L’étude a également démontré l’importance des mécanismes de mélange tels que le mélange double diffusif et les instabilités de cisaillement. Lorsqu’ils sont combinés, ces processus favorisent l’intégration verticale de l’oxygène dans la ZMO. Par exemple, l’étude a révélé que des conditions de cisaillement mécanique favorables se produisent environ 14 % du temps à des profondeurs critiques, là où les gradients d’oxygène sont les plus marqués. Ces conditions créent des « fenêtres » d’opportunité pour que l’oxygène soit efficacement incorporé dans les couches intermédiaires, contribuant ainsi à réduire l’hypoxie sur de courtes périodes.
Ces nouvelles données apportent des perspectives concrètes pour la modélisation climatique. En intégrant ces dynamiques fines dans les modèles numériques, il devient possible de mieux simuler les flux d’oxygène dans la mer d’Arabie tout comme d’autres régions similaires.
Les résultats soulignent également l’importance d’une surveillance continue et à haute résolution pour capturer les variations à petite échelle qui influencent ces processus. Concrètement, ces avancées permettront de projeter plus précisément l’évolution de la ZMO face aux changements climatiques, en tenant compte des futurs scénarios de réchauffement et de modification des courants océaniques.
Source : Font, E., Swart, S., Bruss, G., Sheehan, P. M. F., Heywood, K. J., & Queste, B. Y. (2024). “Ventilation of the Arabian Sea oxygen minimum zone by Persian Gulf water”. Journal of Geophysical Research – Oceans, 129(5), [e2023JC020668]. https://doi.org/10.1029/2023JC020668