Depuis le milieu du 20e siècle, les espaces marins de l’océan Pacifique font l’objet de nombreuses quêtes en raison de la richesse de leurs ressources dans les grands fonds. Marie-Ève Perrin, doctorante à l’Université Paul Valéry de Montpellier, analyse la manière dont des contextes changeants – marqués par des influences scientifiques, économiques, géopolitiques ou environnementales diverses – ont façonné les questionnements et les recherches en géosciences marines en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna depuis les années 1960, et influé en conséquence sur la fabrique même de la science.
par Carole Saout-Grit
Photo de couverture : pexels / François Baledent
« On a pratiquement tout perdu en géosciences marines : environ 1000 échantillons marins provenant de 10 campagnes depuis 2012 ». Ces mots du chef du service géologie de la Nouvelle-Calédonie résument les pertes dues à l’incendie de la lithothèque de Nouméa, survenu durant les exactions de mai 2024. Cet évènement illustre comment le contexte sociopolitique postcolonial peut affecter la recherche en géosciences marines.

Scientifiques, politiques, associations et représentants de la société civile sont réunis à l’occasion de la Plateforme régionale sur les grands fonds marins, organisée par l’IRD à Tahiti (Polynésie française). Source : Université de la Polynésie Française (UPF)
L’océan Pacifique est une frontière clé de l’appropriation des ressources au 21e siècle. Depuis le milieu du XXe siècle, il est l’objet d’une course aux espaces et aux ressources naturelles, notamment géologiques. En particulier la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna, grâce à leur exceptionnelle géodiversité, ont attiré de nombreuses missions scientifiques autour de leurs fonds marins.
Ces explorations ne satisfont pas seulement la curiosité scientifique mais également des intérêts, à la croisée de divers enjeux. Elles sont souvent le produit d’un ou de plusieurs contextes de motivation : scientifique, institutionnel, environnemental, politique et géopolitique.

Un peu du fond marin de Wallis-et-Futuna sur la pelouse de l’Ifremer. Quels sont les récits derrière cet entrelacs géographique ?
Une interdisciplinarité forte entre sciences sociales et géosciences
Par quels mécanismes des contextes de motivation changeants favorisent-ils l’émergence de questions de recherche en lien avec les géosciences des grands fonds marins en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française ?
Comment ces mécanismes éclairent-ils les rapports de pouvoir entre État français et territoires ultramarins, et au niveau local, entre scientifiques, associations, professionnels et politiques ? Influencent-ils la façon dont les scientifiques formulent leurs questions de recherche et entreprennent d’y répondre : le choix des méthodes, des techniques, des protocoles, ou encore des schémas interprétatifs ?
Comment est produite la dualité science appliquée / science fondamentale ou « pure », et quels sont ses effets sur la recherche ?
Autant de questions auxquelles s’attelle Marie-Ève Perrin, doctorante au sein des laboratoires SENS et GEO-OCEAN à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Elle compte bien mobiliser toutes ses compétences de géologue, ses connaissances acquises dans le Master Savoirs en société parcours Études Environnementales (EHESS) ainsi que ses expériences d’enquête ethnographique menée sur les liens entre exploitation minière, accès à l’eau potable et les populations pour y répondre.
Durant trois ans, son travail de thèse, ancré dans une interdisciplinarité forte entre sciences sociales et sciences de la Terre, porte sur les recherches en géosciences marines effectuées dans les grands fonds des eaux de trois territoires français du Pacifique : la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna.
Méthodologie
Après l’analyse d’un premier volet historique, Marie-Ève s’intéressera aux transformations contemporaines des contextes de motivation de « la science en train de se faire » dans le champ des géosciences marines dans ces espaces marins (ZEE) du Pacifique. Elle tentera d’identifier les composantes de ces contextes (scientifique, géopolitique, économique, environnemental) aux différentes échelles (territoriale, nationale, internationale) et de les hiérarchiser pour structurer ses travaux.
Pour ce faire, tous les outils classiques de l’anthropologie seront mobilisés. Des entretiens semi-directifs seront menés auprès des scientifiques en géosciences marines, des associations environnementales, des instances gouvernementales, des instituts de recherche, mais aussi auprès de la population. Un recueil de données issues des archives, des rapports scientifiques et des comptes-rendus de débats parlementaires permettra l’analyse de l’historique de la fabrique de la science depuis les années 1960.

Marie-Ève Perrin en entretien avec un acteur de la recherche en géosciences marines
Enfin, si l’occasion se présente, une observation participante dans les laboratoires scientifiques ou lors d’une campagne en mer permettrait de mieux comprendre les mécanismes qui font infuser les intérêts liés à chaque contexte, à un instant T, et conduisent in fine à une production de données sur les fonds marins. Le fonctionnement de la Flotte Océanographique Française (FOF), qui mobilise des moyens à la mer pour la recherche sur les grands fonds marins et dont l’une des originalités est d’être multifonctionnelle et non exclusivement dédiée à la recherche, fera partie de l’étude.
Mieux connaître pour mieux protéger
Cette thèse à l’Université Paul Valéry de Montpellier, menée au sein des laboratoires SENS (Savoirs Environnements Sociétés, IRD-CIRAD-UPVM) et GEO-OCEAN, s’inscrit dans les objectifs du Programme Prioritaire de Recherche (PPR) Océan & Climat. Les travaux sont co-encadrés par Pierre-Yves Le Meur, anthropologue à l’IRD (SENS) et spécialiste de la question minière dans le Pacifique, et Julien Collot, géologue spécialiste des géosciences marines et enseignant-chercheur à l’UBO (GEO-OCEAN).
Les résultats de ces travaux contribueront à éclairer les enjeux de connaissance et de gouvernance des grands fonds marins, en interrogeant le rôle des influences sociales multiples sur la fabrique de la science dans des zones marines qu’on connait encore très mal, et qui sont déjà très convoitées pour leurs ressources naturelles souvent uniques.
Trois Questions à Marie-Ève Perrin
Pourquoi avoir voulu faire une thèse en sciences marines ?
Parce qu’elle s’inscrivait de façon cohérente dans mon parcours et parce que j’ai le sang salé ! En effet, j’ai fait un master de recherche pendant lequel j’ai étudié les liens entre exploitation minière, accès à l’eau potable et les populations kanak. J’avais alors fait le choix d’une approche depuis la perspective d’un non-humain, en l’occurrence, la goutte d’eau. Je la suivais depuis le haut du plateau minier jusqu’en aval, quand elle traversait/ne traversait plus les tribus et arrivait aux embouchures. La goutte d’eau ne s’est manifestement pas arrêtée aux embouchures. Dans la continuité de mes précédents travaux, une continuité toute morphologique, je me suis donc intéressée à l’océan, et en particulier, aux fonds marins. Ce qui a scellé mon choix c’est également l’importance que revêt l’océan, pour moi et chez moi en Nouvelle-Calédonie.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de postuler à ce sujet de thèse ? Quelles étaient tes motivations ?
Ce qui m’a motivée en postulant à ce sujet de thèse, c’est d’abord l’approche interdisciplinaire : géologie et sciences sociales, qui me faisait revenir à mes premiers amours de géosciences (j’étais technicienne géologue dans l’industrie minière pendant mes 8 premières années de vie active), me permettait de relire la géologie de la Nouvelle-Calédonie depuis une lentille SHS, et m’invitait à questionner la recherche dans cette discipline à l’aune des contextes qui la motivent.
La thèse s’intéresse aussi à la Polynésie française et je trouvais l’approche comparative avec cet autre pays, très intéressante pour plusieurs raisons : c’est également un territoire français à forte autonomie, il y existe un mode de gouvernance de la ZEE unique à travers la création d’une aire marine dite gérée que je pourrai mettre en regard avec la gestion de notre AMP (aire marine protégée), les liens entre ces deux peuples et la mer ont, à mon sens, chacun un impact particulier sur la recherche.
Comment imagines-tu ton futur après cette thèse ?
Après la thèse, j’ai plusieurs futurs en tête : enseigner tout en poursuivant la recherche en sciences marines dans l’Hexagone ou ailleurs, faire un postdoc à Hawaii, participer à étoffer l’offre de formation en SHS à l’Université de la Nouvelle-Calédonie.
Référence : « Histoire et sociologie des géosciences marines dans les eaux de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de Wallis-et-Futuna. L’influence des contextes sur la fabrique de la science », Marie-Ève Perrin, thèse 2024-2027
Contact : marie-eve.perrin@ird.fr