Les richesses insoupçonnées du plancher océanique arctique

19/02/2025

8 minutes

océans et climat

Les profondeurs marines de l’Arctique renferment d’importantes réserves de pétrole et de gaz naturel, ainsi que des ressources stratégiques telles que les terres rares et les métaux. La fonte accélérée des glaces, catalysée par le changement climatique, semble ouvrir la voie à leur exploitation. Mais elle soulève avant tout des préoccupations écologiques majeures à l’heure où les connaissances scientifiques restent limitées.

par Laurie Henry

Photo de couverture : L’amphipode Amathillopsis aff. spinigera est l’un des nombreux organismes vivant au fond de l’océan Arctique. © Lydia A. Schmidt et Carolin Uhlir/Senckenberg

Occupant une position centrale dans l’équilibre climatique et océanographique mondial, l’océan Arctique est relié à l’Atlantique et au Pacifique par des courants qui influencent les écosystèmes marins bien au-delà des hautes latitudes. Ses profondeurs, longtemps considérées comme hostiles et désertes, jouent pourtant un rôle clé dans la régulation des flux de nutriments et la circulation océanique globale. Mais cette région, essentielle à la stabilité des océans, est aujourd’hui sous pression d’enjeux économiques et géopolitiques avec notamment la perspective de nouvelles routes maritimes.

Loin d’être un désert glacé, ces abysses recèlent une biodiversité encore largement méconnue. Une étude menée par des chercheurs du Senckenberg Research Institute, de l’Alfred Wegener Institute et de l’Université de Bergen, publiée dans la revue Elementa, dresse un inventaire inédit de la richesse insoupçonnée de ces écosystèmes, mais aussi des menaces qui pèsent sur eux. Ce travail invite à repenser les priorités de recherche et les mesures à prendre pour conserver les trésors de cette région.

Une diversité exceptionnelle au fond des abysses

Les chercheurs se sont appuyés sur une analyse de 75 404 ensembles de données, compilées à partir de bases accessibles telles que l’OBIS (Ocean Biodiversity Information System) et la GBIF (Global Biodiversity Information Facility), ainsi que de publications scientifiques non numérisées. Ces données, centrées sur la région au nord de 66°N et à des profondeurs excédant 500 mètres, ont permis d’identifier 2 637 espèces benthiques.

Les arthropodes sont le groupe dominant, avec 21 405 occurrences comprenant principalement des crustacés tels que les copépodes et les isopodes, adaptés aux sédiments meubles et aux structures rocheuses des dorsales océaniques. Les annélides, recensés à 13 763 occurrences, colonisent en majorité les pentes continentales et les canyons sous-marins où la matière organique s’accumule, favorisant leur développement. Les éponges, avec 12 591 occurrences, sont particulièrement abondantes dans les zones riches en courant, comme les récifs coralliens d’eau froide et les monts sous-marins, où elles jouent un rôle essentiel dans la filtration de l’eau et la structuration des habitats. La diversité des espèces et leur distribution sont fortement influencées par les conditions locales, notamment la profondeur et la disponibilité en nutriments.

Cartes de l’océan Arctique (66–90°N) montrant les enregistrements de l’ensemble de données compilé par caractéristique géomorphologique. (A) Chaque point représente l’occurrence d’un enregistrement à une profondeur d’eau > 500 m. (B) Carte montrant la densité des taxons signalée par hexagone, chaque hexagone étant d’une taille égale d’environ 50 000 km2. (C) Carte montrant la densité des enregistrements d’occurrence signalés par hexagone de taille égale de 50 000 km2. © Eva Ramirez-Llodra et al., 2024

Les résultats montrent également une disparité importante dans la répartition des espèces en fonction des structures sous-marines. La dorsale Gakkel, qui traverse le centre de l’océan Arctique, abrite une faune spécialisée autour des sources hydrothermales, où des organismes chimiosynthétiques exploitent les éléments dissous dans l’eau pour survivre en l’absence de lumière. En revanche, les bassins abyssaux, comme le bassin Eurasien et le bassin Canadien, sont caractérisés par des environnements plus homogènes et pauvres en nutriments, limitant la diversité biologique à des espèces hautement spécialisées, souvent endémiques.

L’étude a également révélé des lacunes importantes dans les données, notamment dans les bassins centraux de l’Arctique, où le manque d’échantillonnage, dû aux contraintes logistiques et aux conditions extrêmes, empêche une compréhension complète de ces écosystèmes. Cette absence d’informations représente un défi majeur pour la conservation et la gestion durable de ces habitats fragiles.

Des outils innovants pour percer les mystères des abysses

Grâce à de nouvelles technologies avancées comme des véhicules sous-marins télécommandés (ROV) ou autonomes (AUV), les fonds marins ont pu être cartographiés et des échantillons biologiques et géologiques collectés grâce aux bras robotiques. Ces véhicules, équipés de caméras haute définition, offrent une visualisation en temps réel des habitats profonds, révélant des structures complexes comme des récifs d’éponges ou des sources hydrothermales. Lors de missions récentes, ces technologies ont permis de documenter la capacité unique de certaines éponges à se déplacer, une découverte qui redéfinit notre compréhension de la vie benthique.

Courbes de raréfaction du nombre de taxons par rapport au nombre d’enregistrements pour les profondeurs de l’océan Arctique. Courbes de raréfaction (A) par bandes latitudinales de 5 degrés et (B) par caractéristiques géomorphologiques. © Eva Ramirez-Llodra et al., 2024

Parallèlement, l’analyse de l’ADN environnemental (eDNA) s’est imposée comme un outil puissant pour cartographier la biodiversité sans perturber les habitats. En collectant des échantillons d’eau ou de sédiments, cette méthode détecte les traces génétiques laissées par les organismes marins, fournissant un aperçu rapide et exhaustif des espèces présentes.

Cette technique a ainsi révélé une diversité insoupçonnée dans des zones éloignées et difficiles d’accès, où les méthodes conventionnelles d’échantillonnage sont inefficaces. Combinée aux capacités des ROV, l’eDNA enrichit considérablement les bases de données mondiales.

Mais le défi pour l’avenir demeure l’harmonisation et la centralisation de ces efforts à l’échelle internationale. Selon Dr. Saeedi, « la coopération internationale et l’accès aux infrastructures modernes, dans le cadre d’initiatives comme la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques, ont été essentielles pour combler certaines lacunes de connaissances, mais des efforts accrus restent nécessaires ».

Un trésor économique sous pression

Malheureusement, l’Arctique recèle aussi des ressources stratégiques majeures, avec 13 % des réserves mondiales inexploitées de pétrole et 30 % de gaz naturel. Ces réserves, combinées à des métaux rares et des terres rares, attisent l’intérêt des industries mondiales. La fonte des glaces, aggravée par le réchauffement climatique, a non seulement rendu ces richesses plus accessibles, mais a également ouvert de nouvelles routes maritimes stratégiques. Selon les auteurs, ces dynamiques pourraient accélérer l’exploitation de ces régions, alors même que les connaissances scientifiques sur ces environnements restent insuffisantes pour en assurer une gestion durable.

Disponibilité des données pour l’océan Arctique profond par intervalle de profondeur de 100 m. (A) Nombre total d’enregistrements. (B) Nombre total de taxons (barres pleines) et d’espèces (barres hachurées) par intervalle de profondeur. © Eva Ramirez-Llodra et al., 2024

Cette pression économique s’inscrit dans un contexte géopolitique tendu, où certaines nations comme les États-Unis ou le Danemark expriment des ambitions croissantes. Face à ces enjeux, le Professeur Brandt alerte sur les impacts écologiques. L’exploitation de l’Arctique pourrait menacer un écosystème encore mal compris, essentiel pour la biodiversité mondiale. Sans cadre de coopération internationale solide, ces ressources risquent d’être pillées au détriment de l’équilibre environnemental, alors que les données disponibles révèlent déjà des lacunes dans la cartographie et l’étude des écosystèmes profonds.

Effectivement, en dépit des avancées, les explorations restent fragmentées et dépendent de collaborations internationales. Pour aller au-delà des initiatives ponctuelles, la communauté scientifique doit conjuguer technologie et diplomatie afin de protéger ces écosystèmes face aux pressions économiques croissantes. Une piste d’avenir réside dans le développement d’observatoires permanents sur les fonds marins, capables de surveiller en continu ces environnements extrêmes. Ces infrastructures pourraient non seulement renforcer la recherche, mais aussi servir d’outils d’alertes face aux impacts environnementaux, et permettre ainsi une gestion proactive et durable des ressources arctiques.


Source : Eva Ramirez-Llodra et al, “The emerging picture of a diverse deep Arctic Ocean seafloor: From habitats to ecosystems”, Elementa (2024).

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