Les microbes des profondeurs océaniques au cœur du stockage de carbone

14/11/2024

8 minutes

océans et climat

Face à la crise climatique, le rôle de l’océan comme réservoir de carbone est de plus en plus scruté. En particulier, le processus de « pompe biologique à carbone », qui consiste à piéger le dioxyde de carbone (CO₂) dans les profondeurs océaniques, est au cœur de récentes recherches scientifiques. Une étude menée par l’Institut de la Mer de Tasmanie et de l’Institut d’Océanographie de Villefranche (Sorbonne Université) explore le rôle méconnu des microbes dans ce processus. A l’aide d’un dispositif novateur, le C-RESPIRE, les chercheurs ont pu analyser en détail l’activité microbienne responsable de la dégradation du carbone, révélant l’importance de ces organismes dans la régulation du carbone en profondeur.

par Laurie Henry

Les particules de carbone organique, une fois tombées dans les profondeurs, sont partiellement dégradées par des organismes microscopiques. L’étude menée par une équipe de l’Institut de la Mer et des Études Antarctiques de l’Université de Tasmanie et de l’Institut d’Océanographie de Villefranche (Sorbonne Université) éclaire les mécanismes de cette dégradation en analysant le rôle des microbes dans l’atténuation du flux de carbone particulaire. S’appuyant sur le C-RESPIRE, ils ont pu examiner les processus microbiens à des profondeurs variées, révélant des disparités régionales et environnementales marquées dans la dégradation du carbone océanique​.

La pompe biologique à carbone, mécanisme clé de la régulation climatique

Chaque année, entre 5 et 10 gigatonnes de carbone sont capturées par les océans, atténuant ainsi la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Dans la zone euphotique, couche supérieure de l’océan où la lumière pénètre, les organismes marins comme le phytoplancton utilisent la lumière solaire pour réaliser la photosynthèse et produire de la matière organique. Lorsque cette matière organique meurt ou se décompose, elle forme des particules de carbone qui plongent vers les profondeurs, emportant le carbone loin de l’atmosphère.

Les particules de carbone organique, une fois tombées dans les profondeurs, sont partiellement dégradées par des organismes microscopiques. Ce transfert de carbone vers les fonds marins, connu sous le nom de flux de carbone particulaire organique (POC), est essentiel pour le stockage à long terme du carbone. Cependant, une partie de ce carbone est dégradée en route par les organismes marins et divers processus biologiques et physiques, réduisant ainsi l’efficacité de la pompe biologique.

L’équipe de recherche, dirigée par M. Bressac s’est concentrée sur les facteurs qui influencent cette atténuation des flux de carbone, particulièrement à des profondeurs intermédiaires. Dans cette nouvelle étude publiée dans la revue Nature, Ils ont tenté notamment de mieux comprendre les interactions entre zooplancton et microbes, deux acteurs essentiels de ce processus de dégradation. Contrairement aux modèles traditionnels, comme celui de la « courbe de Martin » des années 1980 qui décrit l’atténuation du flux de carbone avec la profondeur sans inclure le rôle des microbes, cette nouvelle étude propose une approche enrichie, intégrant les influences microbiennes pour affiner les modèles prédictifs de séquestration du carbone océanique.

Une nouvelle technologie pour étudier les microbes en profondeur

Pour étudier le rôle des microbes dans la dégradation du carbone organique en profondeur, les chercheurs ont utilisé un dispositif inédit : le C-RESPIRE. Ce collecteur-incubateur, conçu spécifiquement pour observer les processus microbiens en conditions naturelles, permet de capturer et de suivre le comportement des particules organiques qui coulent dans les couches intermédiaires des océans, la « zone mésopélagique ».

Déployé dans six régions océaniques très contrastées, des eaux riches en nutriments de la zone subantarctique aux eaux pauvres en nutriments du gyre subtropical du Pacifique Sud, le C-RESPIRE a permis de mesurer les variations de l’activité microbienne selon les caractéristiques environnementales  telles que la disponibilité en nutriments et la température.

Déploiement d’une ligne de mouillage dérivante comprenant un piège/incubateur C-RESPIRE (haut) et une trappe à sédiment (bas). © Hubert Bataille

Le fonctionnement du C-RESPIRE repose sur l’interception des particules de carbone organique en train de couler et leur confinement dans des chambres d’incubation qui reproduisent les conditions de pression et de température en profondeur.

Dans cet environnement contrôlé, le dispositif mesure la consommation d’oxygène, un indicateur clé de l’activité microbienne, pendant des périodes prolongées allant de quelques jours à plusieurs jours. Ce suivi permet de calculer le taux de reminéralisation microbienne, c’est-à-dire la conversion de matière organique en carbone inorganique dissous par les microbes, et de quantifier la part de cette dégradation dans l’atténuation globale du flux de carbone.

Cette méthodologie innovante fournit ainsi des données précises et in situ sur les mécanismes qui contribuent au recyclage du carbone dans les océans, notamment la part relative de l’activité microbienne par rapport à celle d’autres organismes comme le zooplancton.

Des résultats contrastés et riches d’enseignements

Les expériences menées avec le C-RESPIRE montrent que la dégradation microbienne du carbone organique varie considérablement selon les régions océaniques, avec des contributions des microbes oscillant entre 7 et 29 % de l’atténuation totale du flux de carbone particulaire organique (POC). Ce taux dépend largement des conditions locales, et il souligne une complexité régionale marquée dans les mécanismes de séquestration du carbone. Dans les zones riches en nutriments, proches de l’Antarctique, la contribution microbienne est relativement faible. À l’inverse, dans les eaux pauvres en nutriments du Pacifique Sud, les microbes sont responsables d’une part significative de la dégradation du POC. Ces variations suggèrent que les microbes s’adaptent aux conditions locales, leur activité étant plus intense lorsque les ressources sont rares, notamment dans les régions oligotrophes.

Zones d’échantillonnage de l’étude. © M. Bressac et al., 2024

En outre, les chercheurs ont observé que la dégradation microbienne est influencée par la température, mais de manière variable selon les régions.  Dans les zones tropicales, où la température baisse rapidement avec la profondeur, l’activité microbienne diminue aussi, suggérant une sensibilité élevée des microbes à la température. En revanche, dans les régions tempérées et froides où les gradients de température sont moins prononcés, l’activité microbienne reste stable malgré les variations de température.

Vers une révision des modèles de la pompe biologique de carbone

Les résultats obtenus soulignent donc que la variabilité régionale et verticale de la contribution microbienne impose une révision des modèles de la pompe biologique à carbone.

Les auteurs insistent sur l’importance d’intégrer dans les modèles les particularités régionales, telles que la température, la chimie des particules et la diversité microbienne. En effet, la dégradation microbienne n’est pas uniquement influencée par la température, comme on l’a longtemps supposé. Elle dépend aussi des caractéristiques spécifiques des particules de carbone organique et des communautés de microbes qui les colonisent. Ces différences régionales et les adaptations des microbes aux conditions locales influencent profondément l’atténuation du flux de POC. C’est pourquoi une approche uniforme des modèles de séquestration ne reflète pas la complexité des interactions biologiques et chimiques qui agissent sur le flux de carbone en profondeur.

a. Les microbes attachés aux particules subissent des variations de température (SPSG : importante, MED : faible) lors de leur descente. b. Les particules en chute varient biochimiquement, influençant le quotient respiratoire (RQ). c. La sensibilité thermique de l’utilisation du carbone dépend de la souche et du substrat (flèche b à c). d. En zone mésopélagique, zooplancton et désagrégation fragmentent les agrégats, favorisant colonisation microbienne et reminéralisation. © M. Bressac et al., 2024

Pour affiner la compréhension de ces mécanismes, l’équipe propose de déconstruire la « courbe de Martin » en facteurs spécifiques. En isolant des paramètres comme la dégradation microbienne et la fragmentation des particules, ils estiment que l’on peut « mieux comprendre les mécanismes sous-jacents de la dégradation microbienne, offrant ainsi une perspective plus fine sur le cycle global du carbone dans les océans ».

Cette approche permet d’explorer plus précisément le rôle des microbes et du zooplancton dans l’atténuation du flux de carbone. En analysant ces contributions distinctes, les chercheurs ambitionnent d’améliorer les modèles prédictifs pour mieux évaluer l’impact des océans dans la régulation climatique future, en tenant compte des particularités de chaque écosystème marin.


Source : Bressac, M., Laurenceau-Cornec, E. C., Kennedy, F. et al. “Decoding drivers of carbon flux attenuation in the oceanic biological pump”. Nature 633, 587–593 (2024).

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