Dans une étude publiée début 2024, une équipe de recherche américaine et néerlandaise a mis en évidence la vulnérabilité de l’herbe à tortue (Thalassia testudinum), emblématique des écosystèmes tropicaux et subtropicaux de l’ouest de l’Atlantique Nord, à un surpâturage annoncé par des espèces herbivores qui migrent vers le nord à cause du réchauffement des eaux.
Par Maud Lénée-Corrèze
Sous l’eau claire et turquoise de la mer des Caraïbes, leurs longues feuilles vertes et plates accrochées au substrat sableux ondulent lentement. Dans ces mers tropicales et subtropicales, il existe de nombreuses espèces d’herbes marines, mais la plus emblématique de toutes, dont l’aire de répartition s’étend du golfe du Mexique jusqu’aux aux Bermudes, est l’herbe à tortue, ou Thalassia testudinum.
Cependant, elle pourrait bien voir son espace vital diminuer du fait de brouteurs voraces qui migrent vers le nord à cause du réchauffement des eaux. La présence d’un plus grand nombre d’herbivores dans des zones où l’herbe à tortue n’est pas habituée à un pâturage excessif serait « susceptible d’engendrer des effets profonds sur l’écologie des écosystèmes d’herbiers marines du Nord du golfe du Mexique », précise Tom Frazer, professeur et doyen à la faculté des sciences marines de l’université de Floride du Sud.
Quelles seraient alors ses capacités de résilience ? La luminosité qui varie en fonction de la latitude ? C’est ce qu’ont exploré des biologistes et écologues de plusieurs universités des États-Unis et des Pays-Bas dans un papier publié en janvier 2024.
Les chercheurs ont coupé les herbes à tortue selon plusieurs intensités pour simuler le pâturage
Plusieurs études datant des années 2010, citées par les chercheurs, ont mis en évidence cette migration, notamment celle des perroquets émeraude, dont le nombre aurait été multiplié par 22 depuis 2010. Ils consommeraient l’herbe à un rythme près de cinq fois supérieur à celui des brouteurs indigènes.
Les scientifiques soulignent aussi dans leur publication que certaines initiatives réussies de conservation d’animaux, comme la tortue verte (Chelonia mydas), très friande de Thalassia testudinum, ont conduit à « un surpâturage le long de la plateforme des Bermudes ».
Pour vérifier que la lumière serait le facteur crucial pour les plantes marines, les scientifiques ont mis en place en 2018 une expérimentation d’un an sur un secteur s’étendant du 9e au 32e parallèle Nord pour tester la réaction des herbiers à diverses pressions de pâturage. D’autres éléments comme les variations de température et la disponibilité en nutriments (azote et phosphore) ont également été surveillés.
Ils ont ainsi délimité sur 13 grandes prairies 650 parcelles d’herbe à tortue, dont certaines ont été complètement isolées des brouteurs, grâce à des cages. Deux fois par mois, des plongeurs sont venus y tailler aux ciseaux les pousses de Thalassia testudinum, leur infligeant deux intensités de coupe. Une « sévère » pour simuler le pâturage des tortues, et une « modérée », reproduisant cette fois la façon de brouter des poissons. D’autres cages ont été laissées tranquilles.
Par ailleurs, pendant toute la durée de l’expérience, une partie des parcelles a été fertilisée avec de l’azote et du phosphore, tandis que la température et la lumière étaient relevées toutes les six minutes par des instruments installés au-dessus des prairies. La croissance des plantes a été mesurée deux fois au cours de l’année, à la fin de l’été 2018, puis à la fin de l’hiver suivant, en avril-mai 2019.
Une bonne exposition à la lumière favorise la photosynthèse et donc la production de réserves
Les premiers résultats confirment l’hypothèse des chercheurs : la productivité des herbes marines diminue quand la latitude augmente, et cette baisse est liée au taux d’exposition lumineuse. Dans les Bermudes, les herbiers sont donc plus vulnérables, et les effets du pâturage sont d’autant plus négatifs que la coupe est intense. Ce sont les herbes les plus au Sud qui résisteraient le mieux.
La raison : la période d’exposition au soleil étant plus importante, les plantes peuvent effectuer plus de photosynthèse que leurs cousines nordiques. Cela leur permet de stocker plus de glucides, réserves qu’elles utilisent lorsqu’elles subissent un surpâturage. « Les réserves de glucides ont diminué sur tous les sites étudiés, ajoutent les auteurs, mais les prairies des hautes latitudes en étaient plus affectées, étant donné que leurs réserves étaient déjà à des niveaux assez bas, et ont décliné à des taux proches de zéro sur certains sites (Bermudes), quand les herbes étaient soumises à un pâturage soutenu. »
Limiter polluants et turbidité pour aider la résilience des plantes marines
L’un des sites de l’étude, situé près de la côte du Panama, où l’eau est très trouble du fait de l’activité de dragage, vient confirmer le rôle de la lumière : bien que situés sous des basses latitudes, les herbiers de Thalassia testudinum se sont montrés peu résilients au pâturage simulé. La turbidité empêche la lumière de bien pénétrer et les plantes de bien photosynthétiser.
Quant à l’expérimentation de fertilisation du milieu, elle a montré que dans un milieu riche en nutriments azotés et phosphorés, les herbiers étaient moins résilients face à un pâturage intensif, parce qu’ils fabriqueraient alors moins de réserves de glucides.
« Si nous voulons donner à ces prairies la meilleure chance de résister l’augmentation anticipé du pâturage, nous devons leur garantir un accès à la lumière », conclut Justin Campbell, auteur principal et biologiste marin à l’université internationale de Floride. En limitant notamment les activités humaines à l’origine d’une importante turbidité de l’eau et d’apports d’azote et de phosphore. Cela ne garantirait pas seulement la survie de l’herbe à tortue, mais aussi tout l’écosystème dépendant d’elle.
Source : Campbell, J.E., Kennedy Rhoades, O., Munson, C.J. et al. Herbivore effects increase with latitude across the extent of a foundational seagrass. Nat Ecol Evol 8, 663–675 (2024). https://doi.org/10.1038/