Le pouvoir des végétaux marins en Arctique

20/09/2024

7 minutes

océans et climat

La vitesse de transformation de l’océan Arctique sous l’effet du réchauffement climatique est vertigineuse. La fonte accélérée de la glace de mer modifie profondément les écosystèmes marins dans une région autrefois gelée une grande partie de l’année. Mais si les fonds marins sont davantage exposés à la lumière, rendant favorable le processus de photosynthèse pour certaines espèces marines, les effets globaux sur la productivité océanique sont complexes. Une équipe internationale de chercheurs publie une étude qui remet en question les connaissances actuelles sur la production primaire dans l’Arctique, et les résultats sont saisissants.

par Laurie Henry

Traditionnellement, les scientifiques considéraient le phytoplancton et les algues de glace (des microalgues vivant à l’interface entre la glace de mer et l’eau océanique) comme les principaux producteurs de biomasse marine. Toutefois, cette nouvelle recherche révèle que les végétaux benthiques, comme les macroalgues et les herbiers, jouent un rôle bien plus important que prévu dans la capture du carbone et le soutien des chaînes alimentaires arctiques.

Cette découverte remet en question les modèles de productivité marine et appelle à un réexamen des bilans de carbone dans une région en mutation rapide, où plus d’un million de km² de glace de mer ont déjà disparu au cours des 25 dernières années.

Les producteurs benthiques : une source clé d’énergie

Le phytoplancton et les algues de glace, principaux acteurs de la production primaire en Arctique, capturent le dioxyde de carbone et génèrent de la biomasse, qui alimente la chaîne alimentaire marine. Mais une étude notamment dirigée par le CNRS et publiée récemment dans Proceedings of the National Academy of Sciences, révèle l’importance sans doute sous-estimée des producteurs primaires benthiques (PPB), qui regroupe les microalgues, macroalgues et herbiers marins.

Ces végétaux marins, qui couvrent environ 3 millions de km² du plateau arctique, contribuent entre 20 et 35 % à la production annuelle de carbone dans cette région. Un pourcentage important qui souligne leur rôle indispensable dans les écosystèmes arctiques et leur adaptation face aux bouleversements climatiques.

Herbier de phanérogame (Zostera marina), Nuuk, sud-ouest, Groenland. © Peter Bondo Christensen

Ces PPB capturent annuellement près de 100 millions de tonnes de carbone, selon la nouvelle étude, en le transformant en biomasse. Ce chiffre représente presque la moitié de la production carbone attribuée au phytoplancton. Plus précisément, les macroalgues et les herbiers marins contribuent chacun à environ 45 % de cette production totale, tandis que les microalgues benthiques jouent un rôle plus modeste. Ces résultats démontrent que ces végétaux benthiques ne sont pas seulement des acteurs secondaires, mais des piliers essentiels à la productivité et à la captation du carbone dans les régions polaires.

Des effets inattendus de la glace fondante et de l’exposition à la lumière

La fonte accélérée des glaces en Arctique expose de plus en plus de zones du fond marin à la lumière du soleil, une condition favorable à la photosynthèse des producteurs primaires benthiques (PPB). Chaque année, depuis 2003, environ 47 000 km² supplémentaires de fonds marins deviennent accessibles à la lumière, permettant potentiellement aux microalgues, macroalgues et herbiers de croître.

En théorie, cet accès accru à la lumière devrait entraîner une augmentation globale de la production primaire dans ces écosystèmes. Pourtant, cette augmentation n’est ni homogène ni proportionnelle à l’expansion de la zone éclairée. La production primaire varie fortement selon les régions, en raison de facteurs environnementaux et géophysiques complexes.

Microphytobenthos sur du sédiment, Young Sound, nord-est Groenland. © Amalia Al-Habahbeh

L’une des raisons principales de cette variation est la diminution de la transparence de l’eau. Comme l’explique Karl Attard, de l’Université du Danemark du Sud et co-auteur de la publication, les apports massifs de particules en suspension, issus de la fonte des glaciers et des déversements des grands fleuves qui se jettent dans l’Arctique, réduisent la pénétration de la lumière. Ces particules, provenant de sources aussi éloignées que la Mongolie ou l’Amérique du Nord, obscurcissent les eaux arctiques en transportant des sédiments organiques et inorganiques, ce qui limite la quantité de lumière atteignant le fond marin.

Estimations pour le mois d’août pour (A) le rayonnement photosynthétique benthique, (B) les taux de production primaire microalgale, (C) la tendance de la turbidité de l’eau (KdPAR), et (D) la tendance de la production microalgale. Données calculées à partir des observations MODIS-Aqua (NASA). Source : Attard et al., 2024

Ce phénomène a des conséquences contrastées : dans certaines régions comme les côtes du Groenland et du Canada, la production benthique a augmenté grâce à la lumière ; dans d’autres, comme sur le plateau continental russe, elle a chuté du fait d’une importante turbidité de l’eau. Ces résultats montrent la complexité des interactions entre la lumière et les écosystèmes marins dans une région arctique en pleine mutation.

Un avenir incertain pour les écosystèmes arctiques

L’avenir des écosystèmes arctiques reste donc incertain, en grande partie à cause des multiples facteurs en jeu dans cette région en pleine transformation. Les algues, herbiers et autres végétaux marins, auparavant limités par la couverture de glace, devraient coloniser de nouvelles zones côtières à mesure que la glace fond et que les températures augmentent. Ce phénomène pourrait favoriser une expansion significative de la production primaire benthique, notamment dans les eaux peu profondes où ces plantes pourraient prospérer.

Ces écosystèmes sous-marins sont cruciaux, car ils offrent des zones protégées pour les jeunes poissons et abritent une biodiversité essentielle à l’équilibre des chaînes alimentaires arctiques. Cependant, cette colonisation dépendra fortement des conditions locales, telles que la disponibilité des nutriments et la clarté de l’eau, des éléments en constante évolution sous l’effet du réchauffement climatique. Cela complique les prévisions sur la capacité des producteurs benthiques à s’adapter et à soutenir des écosystèmes robustes.

Par ailleurs, l’arrivée probable d’espèces originaires de latitudes inférieures, attirées par des eaux arctiques plus chaudes, pourrait bouleverser les équilibres écologiques existants et entraîner une perte de la singularité des écosystèmes polaires. Bien que la productivité marine puisse augmenter avec l’arrivée de ces nouvelles espèces, cela pourrait également se faire au détriment des espèces indigènes, réduisant la résilience des écosystèmes face aux bouleversements climatiques à long terme.

Les découvertes sur le rôle des producteurs benthiques dans l’Arctique mettent en lumière l’ampleur des transformations en cours dans ces écosystèmes vulnérables. Alors que les effets du réchauffement climatique continuent de remodeler la région, il est essentiel de mieux comprendre ces dynamiques pour anticiper les impacts sur la biodiversité et les ressources marines. La recherche devra se concentrer sur ces enjeux pour adapter les stratégies de conservation et répondre aux défis écologiques qui s’annoncent.


Source : Attard, K. M., Singh, R., Gattuso, J., Filbee‐Dexter, K., Krause‐Jensen, D., Kühl, M., Sejr, M. K., Archambault, P., Babin, M., Bélanger, S., Berg, P., Glud, R. N., Hancke, K., Jänicke, S., Qin, J., Rysgaard, S., Sørensen, E. B., Tachon, F., Wenzhöfer, F., & Ardyna, M. (2024). “Seafloor primary production in a changing Arctic Ocean”. Proceedings Of The National Academy Of Sciences Of The United States Of America, 121(11). https://doi.org/10.1073/pnas.2303366121

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