JUNOM : un jumeau numérique pour les oiseaux marins

19/03/2025

9 minutes

PPR océan & climat

Les oiseaux marins sont de précieuses sentinelles écologiques. Simuler leur déplacement, leur comportement ou encore comprendre leur état biologique sont des axes de recherche essentiels pour analyser leur adaptation et leur résilience face aux bouleversements environnementaux. Dans ce contexte, Noémie Muquet, doctorante à l’Université de Montpellier, développe un jumeau numérique dédié aux oiseaux marins.

Par Carole Saout-Grit et Laurie Henry

Photo de couverture : Fou masqué (Sula dactylatra) © Sophie Lanco

Présents sur tous les océans de la planète, des zones côtières jusqu’à la haute mer, les oiseaux marins occupent un positionnement clé dans la chaîne trophique marine. Leur alimentation repose sur des proies situées à des niveaux variés de la chaîne alimentaire, les rendant particulièrement sensibles à la variabilité de la productivité océanique. Leur biologie est marquée par une dépendance à la terre pour la reproduction et à la mer pour l’alimentation, faisant d’eux des témoins privilégiés des interactions entre les deux milieux.

Protéger les oiseaux marins face à un océan sous pression

Malgré leur importance, les oiseaux marins figurent parmi les groupes d’espèces les plus en danger. Au niveau mondial, 31 % des espèces sont classées comme menacées et près de la moitié voient leurs populations décliner. Ces constats s’expliquent par l’accumulation des pressions anthropiques : raréfaction des proies du fait d’une surpêche ou de modifications des écosystèmes marins, captures accidentelles par les engins de pêche, ou encore pollution impactant gravement leur santé, leur développement et parfois leur survie. À cela s’ajoutent l’introduction d’espèces invasives sur les sites de reproduction, perturbant la nidification et menaçant la survie des poussins, et l’émergence de nouvelles infrastructures marines telles que les parcs éoliens offshore qui modifient leurs habitats et leurs routes migratoires.

Dans ce contexte, protéger ces espèces est devenu une urgence pour assurer leur survie et leur conservation dans le temps. Faciles à observer et à équiper, les oiseaux marins sont aujourd’hui au cœur de vastes programmes de biologging* permettant aux scientifiques de suivre leurs déplacements, leurs plongées et leurs dépenses énergétiques grâce à des capteurs miniaturisés embarqués.

Biologging, IA et modélisation écologique pour le suivi des oiseaux marins

Prévue sur la période 2023-2026, la thèse JUNOM menée par Noémie, doctorante à l’Université de Montpellier, vise à développer un jumeau numérique dédié aux oiseaux marins. Ce projet novateur combine biologging, intelligence artificielle et modélisation écologique pour concevoir des modèles d’apprentissage profond et simuler le comportement des oiseaux marins face aux pressions humaines et au changement climatique.

Ces trois années de recherche placent Noémie à l’intersection entre les sciences marines et l’intelligence artificielle. Issue d’une formation initiale en physique fondamentale, elle met ses compétences au service d’une nouvelle vision des problématiques de la modélisation écologique, avec l’objectif de développer leurs applications à la conservation de l’océan et de sa biodiversité.

© Noémie Muquet 

Les espèces suivies dans le cadre de JUNOM sont le reflet de leur diversité et de leur vulnérabilité : plusieurs espèces de fous comme le fou masqué (Sula dactylatra), le fou brun (Sula leucogaster), le fou à pieds rouges (Sula sula) et le fou varié (Sula variegata) ; deux espèces de phaétons, le phaéton à bec rouge (Phaethon aethereus) et le phaéton à bec jaune (Phaethon lepturus), ou encore le cormoran de Bougainville (Leucocarbo bougainvillii).

15 ans de données et une modélisation écologique innovante

Toutes ces espèces ont fait l’objet de suivis intensifs au Brésil et au Pérou, au cours de quinze années de campagnes de terrain. Les données collectées couvrent un large spectre d’informations, depuis les trajectoires GPS qui retracent leurs déplacements quotidiens, jusqu’aux données d’accélérométrie qui révèlent leurs comportements de vol, de plongée et leurs efforts énergétiques.

Si ces suivis constituent une mine d’informations précieuses, les données sont souvent hétérogènes, collectées à des fréquences variables selon les espèces, les années ou les technologies déployées. Certaines périodes ou certaines espèces sont sous-documentées, faute de campagnes de terrain, ce qui complique les analyses globales. Il manque également aujourd’hui un cadre unifié pour exploiter pleinement cette masse de données et comprendre les comportements dans leur globalité, en les reliant aux conditions environnementales et aux pressions anthropiques. Cette fragmentation empêche de disposer d’une vision prédictive cohérente, pourtant essentielle pour anticiper les trajectoires futures de ces populations fragiles.

Pour répondre à ce besoin de prévision et de scénarisation, la thèse de Noémie se repose sur les technologies les plus récentes de l’apprentissage profond. Le jumeau numérique simulera de manière réaliste les trajectoires des oiseaux en mer, en intégrant non seulement leurs déplacements horizontaux, mais aussi leurs comportements de plongée, leurs stratégies de vol et leurs cycles de repos. Ces comportements seront associés à une estimation fine de leur dépense énergétique, afin de mieux comprendre les contraintes bio-énergétiques qui conditionnent leur survie et leur reproduction.

Fou brun (Sula leucogaster) © Sophie Lanco

Une thèse innovante pour simuler les comportements futurs des oiseaux marins

Noémie effectue sa thèse à l’université de Montpellier, au sein de l’Unité Mixte de Recherche MARBEC et de l’Unité Mixte Internationale UMMISCO. Elle est co-encadrée par Sophie Lanco (IRD) et Jean-Daniel Zucker (IRD). Financée par le Programme Prioritaire de Recherche (PPR) Océan & Climat, elle contribue au défi visant à développer des programmes d’observation et de modélisation innovants, pluri-disciplinaires, multi-paramétriques, multi-échelles et multi-acteurs.

L’ambition de JUNOM est d’aller bien au-delà de la simple reconstruction historique. En intégrant les variables environnementales telles que la température de surface, les courants marins ou la disponibilité en proies, ainsi que les pressions anthropiques comme les zones de pêche et les parcs éoliens offshore, le jumeau numérique pourra simuler les comportements futurs des oiseaux marins face à différents scénarios climatiques et socio-économiques. Cette capacité de scénarisation en fera un outil précieux pour les gestionnaires d’aires marines protégées, qui pourront évaluer les effets de leurs décisions de gestion sur la conservation des populations. L’outil offrira aussi une aide précieuse à la recherche en écologie du mouvement, en proposant une approche intégrée capable de relier dynamique comportementale, contraintes énergétiques et contextes environnementaux.

En combinant des données empiriques issues de quinze années de suivi, des modèles de simulation par intelligence artificielle et une scénarisation prospective, JUNOM constitue une véritable innovation méthodologique au service de la conservation marine. Ce jumeau numérique des oiseaux marins ouvre ainsi la voie à une nouvelle génération d’outils pour anticiper, comprendre et gérer les interactions entre biodiversité et changement global.

* biologging : utilisation d’étiquettes attachées aux animaux pour enregistrer des aspects de leur comportement, de leur physiologie ou de leur environnement.

Référence : Noémie Muquet, « JUNOM – Vers un jumeau numérique des oiseaux marins : modèles d’apprentissage profond pour la scénarisation des impacts du changement climatique et des pressions anthropiques multiples », thèse 2023-2026

Contact : noemie.muquet@ird.fr


3 Questions à Noémie Muquet 

Pourquoi avoir voulu faire une thèse en sciences marines ?

J’ai toujours été attirée par l’idée de faire une thèse, autant pour le défi intellectuel que pour l’enrichissement personnel qu’elle représente. Pourtant, ce choix marque un véritable tournant dans mon parcours : issue d’une formation en physique fondamentale, je ne me destinais pas initialement aux sciences marines. Mais un concours de circonstances a changé la donne, au moment même où je réfléchissais à une réorientation me permettant de mieux aligner mon activité professionnelle avec mes convictions, notamment en matière d’écologie. Ce sont en fait plutôt les sciences marines qui sont venues à moi !

Qu’est-ce qui t’a donné envie de postuler à ce sujet de thèse ? Quelles étaient tes motivations ?

Passionnée d’oiseaux depuis petite, ce sujet de thèse m’a immédiatement enthousiasmé, même si l’intersection entre les sciences marines et l’intelligence artificielle est bien loin de mon domaine de formation initial. Sophie Lanco et Jean-Daniel Zucker ont décidé de me faire confiance, notamment après leur avoir expliqué ma motivation à apporter, grâce à mon bagage en mathématiques et en physique, une nouvelle vision des problématiques de modélisation écologique pour ensuite développer leurs applications à la conservation de l’océan et de sa biodiversité.

Comment imagines-tu ton futur après cette thèse ?

Idéalement, j’aimerais poursuivre après ma thèse avec un post-doctorat, si l’occasion se présente. Je suis aussi très attirée par la médiation scientifique et la science ouverte, ainsi que par les questions de gouvernance. Mon objectif est de poursuivre une carrière en recherche scientifique tout en trouvant un équilibre entre théorie, applications concrètes et transmission des connaissances au grand public.

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