En Atlantique nord, les courants subpolaires conditionnent les écosystèmes et la productivité de l’Arctique

08/10/2024

8 minutes

océans et climat

Les transports biogéochimiques dans l’Atlantique nord subpolaire (sous les régions polaires) jouent un rôle crucial dans l’alimentation des écosystèmes marins de l’Arctique et du plateau continental nord-ouest européen. Ces flux de nutriments, influencés par les courants océaniques, soutiennent la production de phytoplancton, qui est à la base de la chaîne alimentaire marine et participent à l’absorption du carbone. Cependant, les variations des courants et les changements à long terme de la composition chimique de l’eau sont encore mal compris.

Par Laurie Henry

Une récente étude menée par des chercheurs de la Scottish Association for Marine Science et du National Oceanography Centre de Southampton, publiée dans le Journal of Geophysical Research: Oceans, a permis de fournir des données inédites sur les transports de nutriments et de carbone en Atlantique subpolaire entre 2017 et 2020, mettant en lumière les impacts potentiels sur les écosystèmes arctiques et européens.

L’Atlantique subpolaire, haut-lieu de productivité primaire

L’Atlantique subpolaire est une région importante pour comprendre les dynamiques océaniques qui influencent les écosystèmes marins et terrestres. Cette zone, compris entre le nord des régions tempérées et le sud de l’Arctique, agit comme un carrefour où les eaux riches en nutriments provenant de l’Atlantique nord-est alimentent l’Arctique et le plateau continental nord-ouest européen. Ce dernier correspond à une vaste zone sous-marine peu profonde qui inclut les eaux bordant le Royaume-Uni, l’Irlande, la Norvège, et l’ouest de la France.

L’intérêt croissant pour cette région s’explique par les implications écologiques majeures qu’ont ces flux de nutriments pour la productivité marine, notamment via la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC). La productivité primaire, c’est-à-dire la capacité des écosystèmes marins à produire de la biomasse via la photosynthèse, est directement liée à la disponibilité des nutriments transportés par les courants, mais aussi à la séquestration de carbone.  Ces dernières décennies, la productivité de quelques zones de l’Arctique a augmenté, probablement en raison de l’augmentation des nutriments dans ces zones. Cependant, cette hausse est fragile et pourrait être menacée par la baisse globale des transports de nutriments.

En effet, des données montrent une baisse des concentrations en nutriments et en carbone dans d’autres parties de l’Arctique, due à une diminution de l’intensité du gyre subpolaire, un vaste système de courants océaniques circulant dans cette région. Des travaux révèlent que cette baisse pourrait donc avoir des conséquences à long terme, non seulement sur la biodiversité marine, mais aussi sur les processus climatiques globaux.

Cependant, malgré l’importance de ces flux biogéochimiques, la majorité des recherches s’est jusqu’à présent concentrée sur les aspects physiques de la circulation océanique, négligeant la variabilité et l’impact des transports de nutriments et de carbone. Comprendre ces dynamiques complexes de hausse et de baisse apparait essentiel pour anticiper l’évolution des écosystèmes marins et terrestres, en particulier dans un contexte de changement climatique.

Un suivi intensif de l’Atlantique nord-est subpolaire

Une étude conduite par Clare Johnson et son équipe a permis sur un suivi rigoureux des transports biogéochimiques dans l’Atlantique nord-est subpolaire. En déployant une série de mouillages lors de campagnes en mer entre 2017 et 2020, les chercheurs ont pu observer, à haute résolution, les variations saisonnières et interannuelles des flux de nutriments et de carbone dans cette région clé. Les mouillages, équipés de capteurs biogéochimiques mesurant des paramètres comme l’oxygène dissous (DO), le pH et les concentrations en nutriments (nitrate, phosphate), ainsi que des échantillonneurs automatiques d’eau, ont permis de recueillir des données sur les niveaux de carbone inorganique dissous (CID) et l’alcalinité totale (TA). Cette dernière mesure la capacité de l’eau à neutraliser les acides, régulant le pH et le cycle du carbone océanique.

Le graphique montre la position des mouillages WB1, WB2, EB1 et ADCP1. Sont également indiqués : le plateau nord-ouest européen, la crête Groenland-Écosse, le Rockall Trough et les courants océaniques. Dans (b), les capteurs et échantillonneurs sont représentés par des cercles et une étoile, tandis que les stations hydrographiques sont marquées par des triangles blancs. © C. Johnson et al., 2024

Ces instruments, placés à 63 m et 750 m dans le Rockall Trough, une zone de transit essentielle de la circulation océanique, ont enregistré des données toutes les 12 heures. Ce suivi intensif rendu possible grâce à un mouillage installé depuis 1975, a offert une vision détaillée des dynamiques verticales de l’eau, capturant ainsi les variations des propriétés biogéochimiques dans la colonne d’eau.

Le graphique montre les concentrations d’oxygène dissous (DO) à différentes profondeurs sur le mouillage EB1. Les cercles remplis indiquent la concentration moyenne avec les barres d’erreur représentant un écart-type. Les lignes noires montrent les profils d’oxygène dissous mesurés en mai 2017, juillet 2018 et octobre 2020. © C. Johnson et al., 2024

Pour compléter ces observations in situ, les chercheurs ont utilisé des méthodes de régression linéaire multiple, une approche statistique permettant de prédire les concentrations de nutriments et de carbone en fonction de variables physiques comme la température, la salinité et la pression. En combinant ces séries temporelles avec les modèles de transport volumique développés dans le cadre du projet OSNAP* (Overturning in the Subpolar North Atlantic Programme), l’équipe a pu estimer les flux biogéochimiques à différentes profondeurs et moments de l’année.

Le graphique montre le transport du silicate dans le Rockall Trough, en séparant l’effet des variations du volume (en bleu) et des concentrations de silicate (en rose). Les lignes fines représentent les données toutes les 12 heures, et les lignes épaisses la moyenne sur 90 jours. Le graphique en (c) montre le transport normalisé par tranches de 20 mètres de profondeur pour le volume (en bleu), le nitrate (en orange), le phosphate (en jaune), le silicate (en violet) et le carbone inorganique dissous (en vert) sur les 1000 premiers mètres. Les cercles indiquent la profondeur où le transport est maximal pour chaque élément. © C. Johnson et al., 2024

Les transports de nutriments et de carbone se dirigent vers le nord, mais varient fortement en fonction des courants. Il est intéressant de noter que les transports de nutriments, tels que le nitrate et le phosphate, étaient respectivement 15 % et 19 % plus faibles dans les années 2000, lorsque la circulation dans le gyre subpolaire était plus faible, apportant ainsi des masses d’eau pauvres en nutriments.

Ces résultats révèlent des implications majeures pour la productivité biologique future, particulièrement en Arctique, où la baisse continue des concentrations en nutriments (comme le nitrate et le phosphate) pourrait avoir un effet direct sur la productivité primaire. Cette productivité, qui repose sur la disponibilité de ces nutriments pour soutenir la croissance du phytoplancton, est un moteur clé du piégeage du carbone à travers la photosynthèse et la chaîne alimentaire marine. Une réduction de la productivité primaire entraînerait donc une diminution de la capacité des écosystèmes arctiques à absorber et stocker le dioxyde de carbone, ce qui pourrait aggraver les effets du changement climatique. De plus, les communautés locales, qui dépendent des pêcheries pour leur alimentation et leurs moyens de subsistance, pourraient voir leurs ressources se raréfier, menaçant ainsi leur sécurité alimentaire et leur stabilité économique à long terme.

En conclusion, l’étude révèle que la variabilité des transports biogéochimiques dans l’Atlantique subpolaire impacte fortement les écosystèmes marins et la productivité arctique. Ces changements, liés aux courants océaniques, soulèvent des inquiétudes pour la séquestration du carbone et la biodiversité. Il est crucial de poursuivre les recherches pour anticiper les effets du changement climatique.


Source : Johnson, Clare; Fraser, Neil; Cunningham, Stuart; Burmeister, Kristin; Jones, Sam; Drysdale, Lewis; Abell, Richard; Brown, Peter ; Dumont, Estelle; Fox, Alan; Holliday, N. Penny ; Inall, Mark; Reed, Sarah. 2024. “Biogeochemical properties and transports in the North East Atlantic”. Journal of Geophysical Research: Oceans, 129 (4)

* OSNAP : initiative internationale de recherche visant à surveiller et comprendre la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) dans l’Atlantique nord subpolaire, lancé en 2014.

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