Pauline André-Dominguez est autrice-chercheuse. Doctorante depuis 2023 au sein de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), elle consacre sa thèse aux abysses océaniques sous un prisme inédit : la zoopoétique. À la croisée de la littérature et des sciences naturelles, son projet veut rendre visible ce monde méconnu et interroger notre relation aux formes de vie sous-marine. Financé pour trois ans par le Programme Prioritaire de Recherche (PPR) Océan & Climat, son projet de recherche-création-action vise à explorer la façon dont les récits peuvent contribuer à transformer nos imaginaires pour mieux sensibiliser à la protection des océans profonds.
Par Carole Saout-Grit et Laurie Henry
L’urgence d’un nouveau regard sur des abysses oubliés
Les abysses représentent le plus grand biome de notre planète et un écosystème clé pour l’équilibre planétaire. Pourtant, notre imaginaire collectif peine à leur donner une place autre que celle d’un vide sombre et inhospitalier. Aujourd’hui, la crise écologique impose un regard neuf sur ces profondeurs où évoluent des créatures fascinantes comme le dumbo des abysses, longtemps perçues comme des monstres ou de simples curiosités biologiques.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la thèse de Pauline André-Dominguez. Formée en lettres et écopoétique à Aix-Marseille Université (2019-2021), Pauline cherche à rendre compte des mondes vivants par le biais de récits qui allient faits et émotions. Elle s’attache à recréer des ponts entre science et littérature dans une forme de littérature du réel pour mieux révéler ces mondes méconnus. Les mots sont sa force pour raconter et informer, sensibiliser, partager les savoirs et mettre en mouvement les idées.

Portrait © Pauline André-Dominguez
Doctorante depuis 2023 au sein de l’EHESS en lien avec le Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), son travail de thèse doit permettre aujourd’hui de rendre visible ce monde invisible des abysses. Alors que les discours scientifiques peinent à être entendus et partagés avec le plus grand nombre, la littérature a un rôle à jouer par le pouvoir des récits, de la fiction et de la narration. Face à ce nouveau défi de mettre en lumière le monde des abysses, Pauline entend allier science et arts narratifs pour répondre à cette question : comment rendre tangible la complexité des mondes marins invisibles et en faire des acteurs centraux de nos décisions environnementales ?
Explorer les abysses par la science et la fiction
Pour réconcilier la science et la littérature et offrir une nouvelle manière de penser les abysses, Pauline travaille sur deux volets d’investigation.
Son travail repose d’abord sur une étude interdisciplinaire des savoirs sur les sources hydrothermales. En collaboration avec des scientifiques du MNHN, de l’Ifremer et du CNRS, elle recueille des données et des témoignages sur la vie marine profonde. Cette démarche permet de mieux comprendre les interactions entre les créatures abyssales et leurs « mondes » sensibles (intelligence, langages et cultures), et d’explorer comment ces savoirs sont construits, transmis et parfois négligés.

Atlas des abysses, Jozée Sarrazin et Stéphanie Brabant. Illustrations de Julie Terrazzoni, Arthaud, 2024
En parallèle, au sein d’un laboratoire de récits zoopoétiques, Pauline cherche à écrire de nouveaux récits alliant l’écologie et l’éthologie aux codes de la fiction et de la poésie. Inspirée par des œuvres comme Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret et Sous le vent de la mer de Rachel Carson, elle cherche à rendre ces mondes sensibles et à toucher un large public à travers des conférences-performances et des ateliers d’écriture.
Un récit et des mots pour sensibiliser à la protection des abysses
La thèse ambitionne de créer un lexique interdisciplinaire des savoirs liés aux abysses, afin de mieux structurer et transmettre ces connaissances. À partir de cette base, elle développe des récits zoopoétiques accessibles, capables d’engager des dialogues avec des acteurs de la transition écologique et des décideurs politiques. Ce projet s’inscrit également dans une démarche de médiation scientifique innovante, en mêlant arts et sciences pour sensibiliser à la protection des abysses.

Atelier scolaire par Pauline André-Dominguez © P. André-Dominguez
La thèse est financée pour trois ans (2023-2026) par le Programme Prioritaire de Recherche Océan & Climat, répondant au défi d’intégrer les arts aux sciences dans la réflexion sur l’océan et ses transformations. Elle est encadrée par Tiphaine Samoyault, spécialiste des récits et des effets politiques et sociaux de la littérature à l’EHESS, et Anne-Caroline Prévot, écologue et biologiste de la conservation au MNHN.
Dans une approche hybride et innovante, ces travaux ouvrent une voie inédite pour penser et raconter les abysses autrement. Ils s’inscrivent dans le champ émergent des humanités bleues regroupant sciences et arts pour repenser notre relation aux océans et au vivant. Les résultats devraient permettre de démontrer que les abysses sont habités d’êtres vivants essentiels aux écosystèmes mais aussi sensibles, et que l’alliance des sciences et de la littérature permet de mieux rendre compte de ces mondes où se joue une partie du futur de la vie sur Terre.
3 Questions à Pauline André-Dominguez
Pourquoi avoir voulu faire une thèse en sciences marines ?
Je suis née sur la côte Atlantique, à Nantes, et suis depuis toujours attirée par l’océan et la navigation que j’explore depuis une transatlantique avec l’association du Bel espoir (AJD). Je cherche à faire connaître les mondes vivants des abysses car ce qui m’anime depuis 2010, c’est surtout de rendre visibles les mondes invisibles et oubliés en donnant voix à ceux qui n’en ont pas. Par le journalisme narratif en freelance d’abord et aujourd’hui par une thèse en recherche-création/action qui prolonge des travaux engagés dans le master de Lettres « écopoétique et création » (2019-2021, Aix-Marseille Université). Les mondes marins profonds demeurent invisibles pour la majorité d’entre nous parce que lointains et inaccessibles. Pourtant, ils jouent un rôle fondamental pour les futurs de la vie sur Terre et des sociétés humaines.
Cette thèse s’inscrit donc dans la continuité de mon parcours professionnel : depuis le terrain de l’écriture, je m’attache à raconter le monde au travers des littératures du réel qui croisent les faits et l’art du récit. Raconter pour informer, sensibiliser, partager les savoirs et mettre en mouvement les idées. Raconter le monde pour le repenser et améliorer la vie en commun. Les mots et les idées ne sont pas déconnectés de l’action : les deux sont interdépendants. Je suis convaincue que certains mots partagés au bon moment peuvent être de puissants leviers de changements, comme ceux de Rachel Carson qui ont accompagné l’émergence d’une conscience écologique et la prise de décisions politiques environnementales aux États-Unis dans les années 1960-70.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de postuler à ce sujet de thèse ? Quelles étaient tes motivations ?
Je souhaitais poursuivre mon travail entrepris au sein du master d’écopoétique d’Aix-Marseille, avec une envie d’explorer les questions de zoopoétique en particulier. La question des « mondes » animaux au sens de Jacob von Uexküll ou de l’éthologie contemporaine me passionne. L’écologie et l’éthologie sont deux sciences essentielles pour comprendre ces mondes et susciter l’intérêt de la société civile sur l’urgence et l’importance de les considérer avec respect et d’en prendre soin.
J’espère que ce travail pourra contribuer à deux choses. La première est de nourrir la production de savoirs interdisciplinaires qui aident à mieux considérer les êtres vivants des abysses pour ce qu’ils sont entièrement en faisant dialoguer l’écologie et l’éthologie, voire la bio-zoosémiotique. La deuxième est de fournir une base de données scientifiques et de récits « zoopoétiques » à partager au plus grand nombre, en particulier aux acteurs moteurs de transitions. Au croisement des sciences de la fiction et de la poésie, il s’agit d’allier le Sens aux sens pour rendre intelligibles et sensibles ces mondes océaniques.
Grâce notamment à l’alliance des sciences et des arts narratifs, j’espère que les générations présentes et futures porteront attention aux millions de vies et de voix sous-marines invisibles et inaudibles. J’espère qu’elles seront capables de percevoir que sous le vent de la mer (R. Carson, 1941), des êtres vivants ont des choses à dire et écrivent aussi le monde. J’espère que l’océan, jusque dans les abysses, sera considéré comme partie d’une histoire évolutive commune et comme compagnon de route clé du monde qui vient.
Comment imagines-tu ton futur après cette thèse ?
Je vois plusieurs pistes, selon les possibilités qui s’ouvriront à moi : travailler dans le domaine de la recherche, dans la même perspective de recherche-action/création en post-doctorat, par exemple ; travailler à un poste de médiation ou de communication scientifique au sein d’un laboratoire de recherche ou en lien avec une/des institution(s) scientifique(s) ; ou encore agir dans le champ de la sensibilisation et de la formation à la biodiversité marine et aux enjeux sociétaux associés avec des ONG, des entreprises en transition, des structures éducatives et autres acteurs moteurs de changements.
J’espère aussi continuer à écrire sur le terrain de la poésie et de la fiction, inspirées par la science, au travers de projets éditoriaux et audiovisuels.
Ce qui m’importe, c’est de pouvoir continuer à travailler sur le terrain des mots faiseurs de mondes. Des mots qui font dialoguer la rigueur scientifique, la connaissance des peuples océaniques et l’imagination créative au service de l’action collective dans la transition écologique et sociétale.
Référence : Pauline André-Dominguez, « Zoopoétique des abysses : laboratoire de récits alliant littérature, écologie et éthologie pour partager au public des savoirs essentiels qui redéfinissent la relation des humains à l’océan dans l’imaginaire contemporain », thèse 2023-2026
Contact : Pauline.Andre-Dominguez@ehess.fr