Des requins équipés de balises, sentinelles des océans dans le golfe d’Alaska

04/09/2024

11 minutes

océans et technologies

Au cours de ces dernières décennies, l’océanographie a fait des progrès significatifs grâce à l’intégration de nouvelles technologies, en particulier l’utilisation de balises fixées sur les animaux marins pour collecter des données en temps réel. Une étude récente a démontré l’efficacité d’une nouvelle balise montée sur l’aileron dorsal d’un requin pour observer les conditions océaniques dans le golfe d’Alaska. Ce dispositif pourrait combler les lacunes existantes dans les réseaux d’observation des océans.

Par Laurie Henry

Depuis le début des années 2000, l’océanographie a franchi un cap dans l’avancée des connaissances scientifiques des océans, grâce à l’initiative internationale Argo et à la mise en place d’un réseau de flotteurs sous-marins autonomes déployés sur tous les océans du globe. Ces flotteurs Argo, capables de plonger jusqu’à 2000 mètres de profondeur, enregistrent des données en temps réel sur la pression, température, la salinité et les courants océaniques. Aujourd’hui, avec près de 4000 flotteurs actifs, Argo constitue la pierre angulaire de la surveillance océanique.

Mais malgré cette avancée, des lacunes importantes subsistent dans l’observation en mer, notamment dans les zones polaires et côtières où les conditions extrêmes ou la variabilité des masses d’eau compliquent l’acquisition de données précises et continues.

Une réponse aux défis de l’observation océanique

Ces lacunes posent un défi majeur pour la communauté scientifique, surtout dans le contexte d’un changement climatique qui s’accélère avec des conséquences importantes sur la santé des océans.

En particulier , les régions polaires sont à la fois 4 fois plus impactées que les autres régions océaniques par le dérèglement climatique,  mais elles sont aussi les piliers de la régulation et de l’équilibre du climat mondial, clés de voûte de la circulation océanique globale et du cycle du carbone. Elles restent pourtant parmi les zones les moins échantillonnées, et les données disponibles sont souvent insuffisantes pour modéliser avec précision les processus océaniques et atmosphériques qui s’y passent, ce qui limite la précision des prévisions climatiques à long terme.

L’idée d’utiliser des animaux marins comme plateformes d’observation n’est pas nouvelle, mais elle a pris de l’ampleur au cours des deux dernières décennies. Certains mammifères marins, tels que les éléphants de mer, sont déjà équipés de balises CTD, permettant la mesure océanique de la conductivité, de la température et de la profondeur. Fixées directement sur les animaux, ces outils exploitent le comportement naturel de ces derniers en permettant d’explorer des régions souvent inaccessibles pour l’homme, en particulier les mers du Sud et les zones immergées sous les glaces. Ainsi, depuis 2002 et la mise en place du réseau MEOP, plus de 650 000 profils de température et de salinité ont été enregistrés grâce à ces dispositifs. Ces données ont révélé des informations sur les caractéristiques des masses d’eau, la structure des fronts océaniques, et la dynamique des océans à petite échelle.

Cependant, bien que les mammifères marins aient permis de combler certaines lacunes, leurs capacités restent limitées à des zones spécifiques et à des périodes précises de l’année. L’idée alors d’utiliser d’autres grands prédateurs marins, comme les requins, prend tout son sens.

En exploitant la mobilité et la diversité des habitats fréquentés par ces animaux, les chercheurs espèrent étendre la couverture des observations océaniques à des régions encore moins étudiées, tout en augmentant la résolution des données collectées, à la fois en termes de fréquence et de profondeur. Cette approche pourrait ainsi fournir une vision plus complète et intégrée de l’état des océans dans un monde en mutation rapide. Des chercheurs de l’Université Stanford, en collaboration avec l’Université de Hawaï et l’Université de Delaware, ont voulu tester cette idée dans le golfe d’Alaska et viennent de publier les résultats de leurs travaux dans Scientific Reports.

Un laboratoire naturel pour tester les animaux

Le golfe d’Alaska reste sous-échantillonné malgré les efforts mondiaux. Situé au nord-est de l’océan Pacifique, il s’agit d’une vaste région maritime bordée par la côte sud de l’Alaska et les îles Aléoutiennes à l’ouest.

Ce golfe est caractérisé par des eaux froides, riches en nutriments, qui soutiennent une biodiversité marine exceptionnelle, incluant de nombreuses espèces de poissons, mammifères marins et oiseaux. Les courants océaniques y sont puissants, notamment le courant de l’Alaska qui transporte des eaux subarctiques vers le sud. Le golfe d’Alaska est également connu pour ses conditions climatiques extrêmes, marquées par des tempêtes fréquentes et des variations saisonnières prononcées.

Cette région joue un rôle clé dans la régulation des systèmes climatiques de l’hémisphère nord, constituant en cela un laboratoire naturel pour l’étude des effets du changement climatique sur les écosystèmes marins. Une zone d’étude parfaite pour tester le projet de l’équipe de recherche sur les requins saumons disposant d’une importante capacité à couvrir de vastes distances et à explorer des profondeurs variées.

L’innovation technologique au service de la science

Pour mener cette étude, les chercheurs ont développé une balise CTD-SRDL (Satellite Relay Data Logger) spécialement adaptée aux requins. Fixée sur l’aileron dorsal de l’animal, cette balise transmet par satellite les données collectées sur la température, la salinité et la profondeur de l’eau.

Balise « twin ». © C. M. L. S. Pagniello et al., 2024

Deux modèles de balises ont été testés : le modèle « twin » et le modèle « single ». Le modèle « twin » se compose de deux unités séparées : l’une pour le capteur CTD, positionnée à la base de l’aileron pour garantir son immersion constante, et l’autre pour l’émetteur satellite placé plus haut sur l’aileron pour optimiser la transmission des données lorsque le requin émerge partiellement de l’eau. Ces deux unités sont reliées par un câble ruban ; un choix qui, bien qu’innovant, présente certaines vulnérabilités, notamment en raison de sa faible élasticité et de l’absence de protection contre les dégradations en milieu marin.

Le modèle « single », quant à lui, combine ces deux composants en un seul package, réduisant ainsi les risques liés aux connexions physiques mais au prix d’une augmentation de la taille globale de la balise, ce qui peut potentiellement affecter le comportement naturel du requin.

En août 2015, une balise « twin » a été installée sur un requin. Après fixation de la balise et une fois relâché, il a parcouru plus de 1360 kilomètres en 36 jours. Au cours de ce trajet, la balise CTD a enregistré 56 profils de température et de salinité à des profondeurs variant de 24 à 297 mètres, notamment des températures oscillant entre 5,6 et 16,5 °C.

Propriétés de l’eau et anomalies le long de la trajectoire du requin saumon. (A) Diagramme température-salinité de l’ensemble des profils collectés. Profils de température (B) et de salinité (C) obtenus en fonction de la profondeur, avec une couleur par date. © C. M. L. S. Pagniello et al., 2024

Ces données, collectées en temps réel et géolocalisées avec précision, offrent une vue détaillée des conditions océaniques le long de la trajectoire du requin. Elles permettent notamment d’observer les variations des propriétés physiques des masses d’eau en réponse aux courants, aux tourbillons et aux changements saisonniers. La capacité de la balise à transmettre ses données par satellite en temps quasi réel représente un avantage considérable pour les chercheurs qui peuvent analyser les conditions océaniques en cours et ajuster leurs hypothèses et les modèles numériques en conséquence.

Une nouvelle ère pour l’océanographie

Cette technologie, bien qu’encore en phase expérimentale, ouvre la voie à une nouvelle ère de surveillance océanographique. Les données recueillies par la balise CTD fixée sur le requin saumon ont en effet permis de révéler des anomalies significatives des propriétés physiques de l’océan.

Parmi les 56 profils de température et de salinité enregistrés, les chercheurs ont observé des anomalies de température majoritairement positives, avec des écarts dépassant fréquemment les 1,5 °C par rapport aux moyennes saisonnières dans les 30 premiers mètres de la colonne d’eau. Ces anomalies sont étroitement liées à la présence du « Blob », une vaste zone d’eau anormalement chaude qui a émergé dans le nord-est du Pacifique entre l’hiver 2013 et 2014, persistant jusqu’en 2016. Cette étendue de chaleur, parfois supérieure de 3 à 4 °C aux températures habituelles, a profondément affecté l’écosystème marin en perturbant les cycles de reproduction de nombreuses espèces et en modifiant les courants océaniques.

(A) Trajectoire du requin saumon équipé d’une balise CTD-SRDL dans le Golfe d’Alaska, entre le 14 août et le 18 septembre 2015, avec position géographique des profils collectés en fonction de la date (cercles colorés) et estimations des profils climatologiques de la World Ocean Database (cercles noirs). Le triangle blanc indique le site de marquage. (B) Topographie dynamique moyenne, et profils collectés par le requin colorés selon qu’ils sont dans un tourbillon anticyclonique (rouge), cyclonique (bleu) ou hors tourbillon (noir). © C. M. L. S. Pagniello et al., 2024

En plus des anomalies de température, la balise a également détecté des variations notables en salinité, révélant une distribution quasi égale entre des anomalies positives (eaux plus salées) et négatives (eaux plus fraîches). Ces variations de salinité dévoilent les dynamiques de mélange des masses d’eau et leur impact sur la circulation océanique.

L’un des résultats les plus significatifs de cette étude est en effet la capacité des requins à traverser et à échantillonner des tourbillons de moyenne échelle, des structures dynamiques qui influencent fortement les propriétés physiques de l’océan. Le requin équipé de la balise a traversé sept tourbillons, dont trois anticycloniques, où les eaux denses et salées sont souvent transportées vers des couches profondes. Les données ont montré que ces tourbillons modifient la profondeur de la couche mélangée, créant des gradients de température et de salinité verticaux qui peuvent avoir des impacts à grande échelle sur l’écosystème.

Couverture temporelle potentielle des profils collectés par les requins, comparée à ceux de la climatologie WOD (World Ocean Databas)e entre 2002 et 2019 dans le golfe d’Alaska : (A) par année et (B) par mois. Profils CTD-SRDL des requins (bleu), World Ocean Database (rouge), et nombre de requins marqués SPOT (ligne verte pointillée et cercles). © C. M. L. S. Pagniello et al., 2024

L’extension de cette technologie à un plus grand nombre de requins et à d’autres espèces marines pourrait transformer notre compréhension de processus océaniques de petite échelle encore largement méconnus. La création d’un réseau d’observation biologique capable de fournir des données en temps réel sur les variations des conditions océaniques, serait une approche innovante. Elle permettrait d’améliorer non seulement la précision des modèles climatiques, mais d’offrir aussi de nouvelles perspectives pour la gestion durable des ressources marines face aux défis du changement climatique.


Source : Pagniello, C.M.L.S., Castleton, M.R., Carlisle, A.B. et al. “Novel CTD tag establishes shark fins as ocean observing platforms”. Sci Rep 14, 13837 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-63543-5

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