Dans l’Arctique, un sanctuaire de glace placé sous haute surveillance

10/04/2025

9 minutes

PPR océan & climat

Si l’océan Arctique se réchauffe à un rythme sans précédent, les conséquences locales et mondiales de son évolution rapide restent incertaines. En particulier, la « dernière zone de glace » située au nord du Canada et du Groenland abrite des écosystèmes endémiques uniques dont la survie dépend étroitement de la présence pérenne de la glace de mer. C’est dans le cadre d’une thèse financée par le Programme Prioritaire de Recherche océan & climat que Corentin Gouzien étudie de manière approfondie la biodiversité microbienne de cette région éloignée, afin de surveiller en détail les changements écosystémiques dus au changement climatique.

Par Carole Saout-Grit

L’océan Arctique joue un rôle crucial dans le climat mondial en absorbant environ 10 % du CO2 atmosphérique grâce à ses eaux froides et à ses plateaux continentaux productifs. Mais il subit pourtant de plein fouet les effets du changement climatique qui menacent une grande partie de ses écosystèmes riches d’espèces endémiques uniques.

Des écosystèmes uniques en péril face à la fonte accélérée de la glace de mer

En Arctique, la température de l’air augmente plus de deux fois plus vite que sur le reste du globe, la glace de mer recule chaque année et les apports d’eau douce provenant de la fonte des glaciers côtiers augmentent progressivement. Au cours des 40 dernières années, les scientifiques estiment que l’étendue de la glace de première année a diminué de 10 à 15 % par décennie, et la glace pluriannuelle de 70 %, menaçant directement les écosystèmes dépendants de la glace de mer.

La « dernière zone de glace » (LIA pour The Last Ice Area), qui est le dernier sanctuaire de glace de mer pluriannuelle dans l’océan Arctique, est située au nord du Canada et du Groenland. La LIA comprend la mer de Lincoln qui abrite des écosystèmes endémiques uniques. A la base du réseau trophique, les communautés microbiennes marines sont largement reconnues comme des acteurs clés pour le fonctionnement des écosystèmes mondiaux jouant des rôles écologiques et biogéochimiques cruciaux. Si les microorganismes forment la base du réseau trophique marin et jouent un rôle essentiel dans la régulation du climat du fait de leur consommation et de leur production de gaz à effet de serre, leur biodiversité nécessite d’être mieux connue et protégée.

The Last Ice Area (LIA) © WWF / Ketill Berger

Le microbiome* marin, un bioindicateur naturel de la santé de l’océan Arctique

Après des études menées en biologie cellulaire et moléculaire appliquées à l’agronomie et à la santé humaine, Corentin Gouzien souhaitait mettre ses compétences en bio-informatique et génétique au service du milieu marin et de la surveillance de l’état de santé des océans face au réchauffement climatique.

Dans cette région très éloignée de la LIA, les travaux de recherche qu’il mène durant trois années de doctorat au sein de Nantes Université en partenariat avec Sorbonne Université et le CNRS, visent précisément à quantifier l’impact de l’évolution des paramètres environnementaux sur le microbiome marin de l’Arctique.

Corentin Gouzien en action sur la banquise arctique – photo : Emmanuelle Jaouen

Les recherches reposent d’abord sur de nouveaux échantillonnages holistiques et standardisés dans cette région éloignée de la mer de Lincoln. En octobre 2024, l’expédition Refuge-Arctic** a eu lieu pour récolter plus de données en Arctique, en se concentrant notamment sur la dernière zone de glace pluriannuelle. Une fois ces mesures de terrain réalisées, les travaux se poursuivent derrière un ordinateur pour analyser les données collectées.

Compte tenu du rôle central du microbiome marin de l’océan Arctique dans le maintien et la régulation de la biodiversité et des services écosystémiques associés, il a le potentiel d’être utilisé comme bioindicateur naturel pour faire un diagnostic de l’état de santé des océans. Au cours de sa thèse, Corentin développe donc des bioindicateurs ciblant le plancton bactérien et basés sur la méta-omique (qui rassemble un ensemble de technologies permettant d’appréhender les systèmes biologiques complexes et dynamiques dans leur globalité, ndlr).

Pour étudier la réponse globale du plancton aux changements environnementaux de l’océan Arctique, il analyse les relations entre le taux de croissance de la communauté bactérienne déduit de métriques génétiques et d’un ensemble de variables environnementales dont la température de l’eau. Des données provenant des écosystèmes de l’océan et de la glace de mer recueillies lors de campagnes à grande échelle dans l’Arctique (notamment Refuge-Arctic**) sont pour cela intégrées afin de déchiffrer la distribution spatio-temporelle de ces relations.

Plan de déploiement du 4e leg de mesures faites durant la campagne Refuge-Arctique en août 2024 à laquelle a participé Corentin Gouzien © Corentin Gouzien

En parallèle, une seconde méthode fondée sur la théorie des graphes est utilisée pour identifier des bioindicateurs. L’idée est de prédire les interactions biologiques qui existent entre les bactéries pour avoir une meilleure idée des interactions potentielles entre bactéries en Arctique, en utilisant des informations génétiques. L’objectif est de mettre en lumière des propriétés caractéristiques des réseaux de bactéries en Arctique, propriétés qui seraient sensibles aux effets du changement climatique.

Corentin mène sa thèse au sein du Laboratoire des Sciences du Numérique de Nantes Université (LS2N),  co-encadré par Samuel Chaffron (CNRS, LS2N), Mathieu Ardyna (CNRS, Takuvik) et Fabien Joux (SU) du Laboratoire d’Océanographie Microbienne (LOMIC) de l’Observatoire Océanologique de Banyuls-sur-Mer. Ce programme de recherche est financé par le Programme Prioritaire de Recherche PPR Océan & Climat dans le cadre de son soutien à la formation par la recherche.

Dans l’ensemble, ce travail de recherche est déterminant pour comprendre les diverses réponses locales aux changements climatiques dans l’océan Arctique et la LIA en particulier. L’identification des indicateurs microbiens de la santé des océans, tels que les gènes et les voies métaboliques, est un objectif de recherche clé pour la surveillance de la santé des océans. Ces bioindicateurs basés sur le microbiome océanique, utilisant des taxons et des gènes comme signatures spécifiques, pourraient ainsi enrichir les indicateurs océaniques et offrir une approche novatrice, spécifiquement adaptée aux écosystèmes arctiques.

 

*microbiome : communauté microbienne évoluant au sein d’un habitat bien défini, le terme se référant autant aux microorganismes qu’à cet habitat.

** Le projet Refuge-Arctic a été mené à l’aide du brise-glace de recherche canadien CCGS Amundsen avec le soutien du programme Amundsen Science financé par le Fonds des initiatives scientifiques majeures (FISM) de la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI). Nous tenons à remercier les officiers et l’équipage du CCGS Amundsen ainsi qu’Aurélie François, Bastian Raulier, Claudine Ouellet, Flavienne Bruyant, Guislain Bécu, Audrey Limoges, Juliette Provencher, Marcel Babin, Marie-Hélène Forget, Mathieu Ardyna, Matthieu Huot, Sébastien Guérin et toute l’équipe du laboratoire TAKUVIK pour la planification du travail de terrain, ainsi que tous les autres scientifiques et techniciens impliqués dans les campagnes Refuge-Arctic pour leur contribution au travail de terrain et à la collecte de données. Le projet a été réalisé sous la coordination scientifique du Laboratoire de recherche international Takuvik (IRL3376, CNRS/Sorbonne Université/Université Laval). Nous remercions également Québec-Océan et le Programme du plateau continental polaire pour leur contribution en nature en termes de logistique polaire et d’équipement scientifique. Le projet Refuge-Arctic est financé par les programmes et agences français et canadiens suivants : Amundsen Science, ArcticNet, Fondation BNP Paribas, Centre national d’études spatiales (CNES), Centre national de la recherche Scientifique (CNRS), Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada (RCAANC), Conseil européen de la recherche (ERC), Flotte Océanographique française (FOF), Institut Nordique du Québec (INQ), Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), Institut Polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), Les Enveloppes Fluides et l’Environnement (LEFE), Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires (MITI), Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), Pêches et Océans Canada (MPO), Sentinelle Nord et Université Laval.

 

Référence : Corentin Gouzien, « Le microbiome planctonique de l’océan Arctique comme bioindicateur de la biodiversité et de sa résilience au changement climatique », thèse 2023-2026

Contact : gouzien@obs-banyuls.fr


3 Questions à Corentin Gouzien

Pourquoi avoir voulu faire une thèse en sciences marines ?

La thèse est une opportunité pour continuer à apprendre et se poser des questions sur des sujets qui nous passionnent. Je trouve ça formidable que d’une certaine manière, la société nous offre du temps de réflexion, en espérant peut-être qu’à long terme, cela lui bénéficie.

Le milieu marin fait lui écho à des instincts plus profonds. C’est peut-être le fait de travailler au quotidien sur un milieu dont la vastitude éveille en moi de la sérénité.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de postuler à ce sujet de thèse ? Quelles étaient tes motivations ?

Durant mes études, j’ai surtout étudié l’échelle cellulaire et moléculaire à travers des exemples en agronomie ou en santé humaine. Je souhaitais acquérir les outils propres à cette échelle, mais en gardant en tête l’envie de retourner vers le milieu marin. Quand j’ai vu cette offre de thèse, alliant à la fois bio-informatique, génétique et milieu marin avec du terrain, je n’ai pas hésité.

Comment imagines-tu ton futur après cette thèse ?

Je n’ai pas d’idée précise de mon futur professionnel. J’espère continuer à travailler sur des sujets qui ont du sens, qui me semblent utiles à la société.

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